On connaît tous au moins un collège ou un gymnase portant le nom de Jean Zay, plutôt situés dans des communes de gauche ou qui l’ont été, car Jean Zay (1904-1944) fut le ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts du Front Populaire sous la présidence de Léon Blum. Il serait trop long de lister ses réformes accomplies ou avortées du fait de la guerre. Quelques exemples cependant : les trois degrés d’enseignement et l’obligation scolaire à quatorze ans, les activités dirigées et le sport à l’école, le CNRS, la Réunion des théâtres lyriques nationaux pour les premières, l’ENA et le festival de Cannes pour les projets. Ce jeune député et ministre inventif fut aussi patriote, il rejoignit l’armée dès la déclaration de guerre. Sous-lieutenant en Lorraine, il est à Bordeaux en juin 1940 pour une session extraordinaire de l’Assemblée. Il sera l’un des quatre hommes arrêtés dans l’affaire du Massilia, ce bateau qui débarqua à Casablanca avec vingt-cinq députés tentant de sauver la République. Ramené en France et emprisonné, Jean Zay, membre du Parti radical, franc-maçon et de père juif fera l’objet d’une campagne haineuse orchestrée par Henriot. Nostalgique de l’affaire Dreyfus, Vichy le condamne à la dégradation militaire et à la déportation à vie en Guyane pour une soi-disant désertion, peine commuée en incarcération à la prison de Riom. C’est là que pendant ses quatre années de détention, il rédigera son journal Souvenirs et solitude que la mise en scène de Michel Cochet a si intelligemment adapté.
La scène s’éclaire faiblement sur l’espace clôt d’une cellule. Jean Zay est isolé, alors il parle, nous parle ou plutôt se parle à lui-même, il rédige son journal à haute voix. Enfermé physiquement, il conserve son espace mental ouvert sur l’infini. Mais la privation de toute liberté d’action ajoutée à l’injustice subie est pour lui une torture. Enfermé, Jean Zay est incomplet, mutilé, séparé de lui-même car privé de toute vie sociale. Cette situation produit dialectiquement en lui l’émergence de son concept d’homme complet qui ajoute à l’honnête hommedes humanistes de la Renaissance, l’idéal d’un socialisme fraternel et démocratique. Pour autant, les états d’âme du prisonnier ne donnent lieu à aucun pathos. Ils sont traduits par la langue riche, précise, ciselée, souvent poétique de l’écrivain. Dans une demie lumière de Charly Thicot accompagnée de sons naturalistes ou symboliques et d’images vidéo d’archives ou de création, nous partageons le quotidien du détenu. Une solitude peuplée de souvenirs personnels ou politiques jusqu’au moment de son enlèvement par des crapules pétainistes. Comment accepter l’horrible fin de ce héros désarmé ? Michel Cochet nous y aidera…
Xavier Béjà, comédien tout en finesse, incarne merveilleusement Jean Zay. Son jeu à la fois expressif et intériorisé nous installe très vite dans une grande proximité. Il nous fait partager l’intimité d’un homme cloîtré sans abolir la distance pudique du quatrième mur. Il est fréquent de nos jours d’abattre cette cloison invisible entre scène et salle mais c’eût été ici une erreur tant il fallait que le public perçoive la tension entre un corps emmuré et une parole agile et libre. Dans sa cellule – mot qui paradoxalement caractérise le vivant, lequel ne peut se développer en vase clos – le personnage mène un contre-procès démontrant l’arbitraire de sa situation due à un pouvoir inféodé à l’occupant nazi. Il repense son engagement et entre en résistance intellectuelle. Parfois, le poète s’évade dans les mots. Une ironie de l’histoire : Pétain visite une école non loin de la prison, le détenu apprend qu’il a posé au milieu d’enfants en pleine activité de découverte de la nature… C’est une de ses réformes qui a fait sortir l’éducation scolaire des salles de cours !
Le 20 juin 1944, trois membres de la Milice, Gestapo de Vichy, viennent le chercher pour l’abattre sauvagement en plein bois. Après la guerre, sa dépouille retrouvée par des chasseurs sera identifiée et inhumée au cimetière d’Orléans, sa ville natale, en attendant un transfert au Panthéon qui ne surviendra qu’en 2015 ! L’émotion est grande quand Xavier Béjà raconte et fait exister devant nous le moment du glas qui sonne à la porte de la prison. Triste écho avec l’actualité. De quoi s’indigner des tentatives sordides de réhabilitation du fascisme à la française que fut le pétainisme. Heureusement vaines, elles ne font qu’empuantir notre paysage politique en le peuplant d’ignobles fantômes de jeunes miliciens haineux et fanatisés par un vieux chef. Sur scène, c’est la dignité et l’esprit de résistance qui auront le dernier mot.
Ne pas manquer ce spectacle poignant d’un Jean Zay ressuscité, grande figure d’émancipation et de progrès social. Serait-ce un devoir républicain ? Pour le moins, un acte de conscientisation éthique et politique grâce à un moment intense de théâtre !
Jean-Pierre Haddad
Création à l’Anis Gras – Le lieu de l’Autre, 55 avenue Laplace, Arcueil 94110. Du 17 au 19 février 2022.
Tournée : Théâtre des Vents, Avignon (Festival off) ; du 7 au 30 juillet 2022 à 11h30 ; Théâtre Le Local, Paris 20e du 30 septembre au 24 octobre 2022 ; Anis-Gras – Le lieu de L’Autre du 24 au 26 novembre 2022 (représentation scolaire le 25 novembre à 14h30)
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