« Je m’appelle Pauline Dubuisson et j’ai tué un homme, mais personne ne naît assassin » dit le sous-titre de cette surprenante histoire racontée dans un magnifique seule-en-scène. « Personne ne naît assassin » mais toutes les petites filles ne sont pas éduquées par un père militaire qui initie son enfant à la chasse alors qu’elle est persuadée que les oiseaux lui parlent. Venant après quatre garçons, Pauline Dubuisson née en 1927 est comme vouée au désir du père. Désir sublimé mais fait d’une autorité mâle dont Pauline héritera tout en se prêtant volontiers à la norme de genre qui lui enjoint d’être séduisante – d’autant plus volontairement que l’injonction viendra du père ! « Personne ne naît assassin » mais toutes les petites filles n’ont pas une mère démissionnaire… « Personne ne naît assassin » mais toutes les petites filles ne sont pas familiarisées au maniement des armes, à la cruauté de la chasse ni à l’idéologie de la loi de la jungle telle que le père de Pauline la lui inculquait : « La vie est un combat, seuls les forts s’en tirent ». Clé de voûte d’un destin sinistre : après avoir été entraînée par le paternel à fréquenter des officiers allemands pour améliorer ses affaires, Pauline devient à dix-sept ans la maîtresse du colonel Von Dominik, médecin-chef de l’hôpital germanisé de Dunkerque. Elle y découvre la violence de la guerre dans les atroces blessures des soldats en même temps que la fierté illusoire d’être l’amante d’un haut gradé de trente-cinq ans son aîné ! Tondue et violée à la Libération, elle ne dut la vie qu’au soutien de son père (soutien ou souteneur ?) qui alla la sortir de sa geôle en uniforme de La Grande Guerre. Recueillie dans ses bras comme un oiseau blessé, il lui aurait murmuré un pardon… Comment alors imaginer que la suite de l’existence de Pauline puisse être normale, sereine? « Personne ne naît assassin » mais n’y aurait-il pas des facteurs pouvant amener n’importe qui à le devenir ? Avec courage, Pauline Dubuisson reprend ses études de médecine, fait la rencontre d’un jeune homme de bonne famille qu’elle initie au sexe tout en refusant sa proposition de mariage – elle ne se voyait pas femme d’intérieur mais médecin. Après la séparation, l’ex-amant a « le culot » de se fiancer à une autre. Pour Pauline, c’est insupportable et elle le tuera de plusieurs balles de pistolet. Ratant son suicide sur la scène de crime, ce sera un procès, une condamnation à perpétuité mais une libération anticipée pour bonne conduite. Espoir de tourner la page ?

Inspiré de l’histoire de Pauline Dubuisson, le film de Clouzot La vérité avec Brigitte Bardot dans le rôle de l’amante meurtrière refait parler d’elle. Le passé ne passe pas. Pauline devient Andrée (prénom de son père au féminin) et comme cela ne suffit pas, elle fuit vers une vie nouvelle à Essaouira au Maroc, ancienne Mogador française. Mais on traîne toujours son destin à la semelle de ses sandales…

Sur scène, Sylvie Van Cleven n’incarne pas Pauline Dubuisson mais plutôt son fantôme, une Pauline revenant du néant et qui se raconte avec tendresse, désinvolture, liberté et intelligence. Mais d’ailleurs connaîtra-t-on vraiment Pauline Dubuisson ? Trop de filtres nous séparent d’elle, ceux de la presse durant l’affaire, ceux des avocats aussi bien de l’accusation que de la défense, etc. La pièce est elle-même doublement filtrée par l’adaptation d’Evelyne Loew du roman éponyme de Jean-Luc Seigle (Prix Exbrayat 2015, Grand Prix des Lectrices de Elle et Grand Prix des Lycéennes 2016). Le romancier a peut-être idéalisé le personnage de Pauline mais cela visait à contrebalancer la diabolisation de la jeune femme dans l’opinion. Pauline Dubuisson était devenue une surface de projection du ressentiment national. Sous l’Occupation, le patriotisme n’a pas été général (sans jeu de mot gaullien) : lâchetés inavouables, rancœurs, hontes rentrées, esprit de vengeance ont besoin d’exutoire. À cela, il faut ajouter le sexisme et la misogynie ambiantes : on tolérait peu qu’une femme choisisse sa vie « comme un homme » mais aussi qu’elle décide de tuer un amant qui la rejette. Lors du procès, un flot de passions haineuses se déverse sur la personne de Pauline.

Pas facile de traduire tout cela sur scène et seule… Le récit le permet mais encore faut-il lui donner une peau, une chair, un corps, des mouvements, des accents, du cœur, de l’intelligence et une profondeur. Sylvie Van Cleven y parvient à la perfection par un jeu à la fois riche et sobre. Un bel équilibre entre le naturel et le grand art. Tout en jouant les figures autres que Pauline, elle incarne le personnage central en faisant rayonner un visage libre et secret. La mise en scène de Gilles Nicolas à laquelle a collaboré la comédienne est dépouillée à l’extrême. Combinée à la prestation surprenante de Sylvie Van Cleven, elle acquiert une force qui fait résonner en nous le drame. Dans un cube noir, un poteau, des cahiers, une blouse de médecin et surtout un hamac de toile blanche. La comédienne elle-même tout de blanc vêtue, joue de cet objet qui inscrit le point de vue de la narration sur une terrasse d’Essaouira face à la mer. Ce hamac se métamorphose au fil du récit : balançoire à l’esprit libre, vêtement déchiré par la violence de faux juges, voile rêvé de mariée, barre des témoins, chrysalide d’une autre vie, ailes d’un nouvel envol. A moins que ce ne soit le linceul d’une existence écourtée par un suicide enfin réussi : Pauline Dubuisson sera selon ses vœux, enterrée dans le cimetière d’Essaouira, son corps enveloppé dans un drap blanc. Enterrée avec son mystère ? Un indice nous est proposé à la fin, après la dernière tentative de bonheur conjugal de Pauline : « Ne plus jamais chercher à être aimée ». Une recherche universelle qui peut dans certains parcours de vie se révéler une erreur, un aveuglement, une descente aux enfers – aspiration par le tragique ou peut-être aspiration au tragique ?

Ne pas manquer cette parole dans le noir qui a l’éclat d’une surexposition à la lumière blanche.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle, 75018 Paris. Du 12 au 19 octobre 2023, les mardis et jeudis à 21 h. les samedis 20h. Informations et réservations :

https://www.reineblanche.com/calendrier/theatre/je-vous-ecris-dans-le-noir & 01 40 05 06 96.

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