Un cube noir. L’une des six faces étant le quatrième mur totalement étanche. Normal, un délire ne s’adresse à personne, à aucun regard extérieur, il est un déroulé verbal interminable, un monologue à la recherche d’un soi fuyant. L’avant-scène est libre de tout objet. Le sol est une page noire comme la page blanche d’un écrivain en panne, support d’une inscription à venir de l’événement déclencheur… À l’arrière-plan, deux fauteuils face à la salle, dissemblables et en quinconce avec un tulle gris tombant devant le plus reculé. Dans le spectacle de Laurent Michelin, tout commence par la scénographie qui en est le principe actif puisqu’elle dessine le dispositif d’une activation de la parole un peu folle, folle de vérité, vérité à fleur de peau. Le metteur en scène a trouvé la formule alchimique pourmettre en scène un délire. « Je suis un oiseau de nuit » est une métaphore que l’on peut trouver belle, c’est surtout l’auto-affirmation la plus assumée d’Ida, personnage éponyme du roman insolite d’Hélène Bessette, Ida ou le délire (1973, éd. Le nouvel Attila). Laurent Michelin qui n’a pas craint d’adapter au théâtre cet objet littéraire hors norme, a eu raison d’oser cette aventure car le résultat est surprenant et superbement réussi. On peut dire qu’Hélène Bessette est à la littérature ce que fut Séraphine de Senlis à la peinture. La plupart du temps la littérature brute reste confidentielle ou dans les archives des hôpitaux psychiatriques. Les textes de cette écrivaine qui ne fut heureusement jamais internée ont été publiés… et oubliés. Son écriture est pourtant à l’origine du « roman poétique ». Découverte par Michel Leiris, éditée par Raymond Queneau, encensée par Nathalie Sarraute, Marguerite Duras ou George Dubuffet, Hélène Bessette (1918-2000) publia peu et vendit encore moins. Tombée en disgrâce éditoriale après Ida… et démissionnaire de l’Éducation Nationale, elle subsista pauvrement grâce à divers petits boulots dont celui de femme de ménage, pour finir sa vie dans l’anonymat et la folie. Ce n’est que dans les années 2010 qu’elle sera redécouverte.

La parole commence donc dans le noir complet et retournera au noir. Entre temps deux corps apparaissent sur scène. Quelle scène ? Celle du théâtre devient l’image abstraite d’une scène mentale où les traces de plusieurs personnes-personnages, les échos de plusieurs événements, les obsessions de plusieurs doutes viennent se télescoper. Au nombre des personnages, il y a Ida mais elle est absente. Au nombre de ces évènements, un accident qui a causé la mort d’Ida renversée par un camion au moment où elle traversait la rue – déjà absente ? Son corps projeté à huit mètres est retombé mollement au sol comme une poupée de chiffon. Au nombre des doutes, celui portant sur Ida. A-t-elle vraiment existé ou n’a-t-elle été qu’une idée ? De quoi Ida serait-elle l’idée ? « Je suis Ida ou je suis Madame Besson ». Ida semble avoir été la domestique de cette Madame Besson mais elle pourrait tout aussi bien n’être que l’idée des rapports de domination, des rapports maître-serviteur qui structurent non seulement l’exploitation des « gens de maisons » mais toute relation sociale entre puissants et faibles. Relation dialectique dans laquelle comme on le sait depuis Hegel (1770-1831), la domination devra s’inverser comme les fauteuils seront inversés, la patronne s’avouant intellectuellement inférieure à Ida, incapable de percer l’énigme de son intériorité. Sauf qu’ici le troisième moment de la dynamique ternaire hégélienne, celui de la réconciliation n’arrive pas faute de reconnaissance mutuelle. La tension et le doute persistent. La folie secrète d’Ida risque d’atteindre sa maîtresse en manque d’elle. Le délire l’emporte sur la norme sociale et défait tous les discours d’assignation, d’identification et de certification. La vérité s’éprouve dans la tension et l’émotion : la réalité d’un être est en elle-même inaccessible, impossible à maîtriser ; on ne peut s’en faire qu’une idée approchante, Ida se dérobe sans cesse. Peut-être n’est-elle en effet qu’« un oiseau de nuit » ? Une liberté sauvage qui attend le crépuscule pour prendre son envol, exister vraiment, arroser les fleurs dans l’obscurité, lire toute la nuit dans sa chambre de bonne. Un « vol » est aussi un cambriolage : Ida prend consistance par effraction dans la pénombre qui gomme les contours, cambrioleuse d’existence.

Le L.E.M. de Nancy porte bien son nom, ce Lieu d’Expérimentation Marionnette nous fait réfléchir aux ficelles invisibles qui nous relient au monde ou aux autres, c’est-à-dire aux idées que nous en avons. Dans le cube-tube à essai, Christine Koetzel, comédienne à l’immense talent de présence et de diction, est celle qui parle. Elle nous immerge dans un flux de paroles nourri de variations de voix et de points de vue, de personnages sans corps. Est-elle elle-même un personnage ? Pas sûr. Sa parole et son jeu sont « sans sujet » comme l’est l’écriture de Bessette. Je et jeu deviennent processus infini de creusement d’une subjectivité dans l’intersubjectivité. A une distance élastique de celle qui parle mais associé à elle comme son ombre ou son alter ego, il y a un autre corps muet mais mouvant, corps fantomatique au masque indéchiffrable, à la gestuelle animale, corps se métamorphosant en échos du discours de celle qui parle. Marion Vedrenne donne vie et mouvements à ce corps interdit de mots, sublimant les maux d’Ida. Bizarrement, ce duo anime le plateau comme un seul en scène, invention du double en scène. Il faut avoir l’expérience des marionnettes et de l’aisance à les manipuler comme en a Marion Vedrenne pour jouer, visage voilé et masqué, une marionnette vivante, un pantin féminin et félin, une poupée de chiffon comme Ida le fut en retombant sur la chaussée et peut-être avant. Encore deux mots de ce spectacle. La mise en lumière par le metteur en scène lui-même parvient avec finesse à tout éclairer en baignant tout de pénombre. Cet homme-orchestre de théâtre a également choisi une musique surprenante et fort opérante : tantôt blues de l’identité absente, tantôt jazz à suspense, les sons de Yusef Lateef complètent l’ambiance énigmatique de la pièce.

« De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou. » disait Michel Foucault. De la réalité insondable à la réalité approchée de la folie, le chemin passe par le théâtre de Laurent Michelin.

Jean-Pierre Haddad

L.E.M. Nancy, le 4 février 2023 à 20 h et le 05 à 16H. Théâtre Maison d’Elsa, Jarny, le 9 février à 20h30.

Tournée : Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes du 20 au 30 avril 2023, du jeudi au samedi à 21h et les samedis et dimanches à 16h30.

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