
Si on s’en tient à la logique, un énoncé comme « je suis la bête » est impossible. En tant que phrase prononcée elle a un sujet parlant capable de dire « je suis », qui ne peut être qu’humain puisque nous ne connaissons pas d’autre animal possédant un langage articulé ; et s’il est l’humain, il ne peut être « la bête », sauf à s’identifier à elle ! Là, tout devient possible pour l’humain ou l’humaine, surtout en art. Non seulement cette logique n’a pas beaucoup de pertinence littéraire ou théâtral mais, pire, elle est dualiste et repose sur une conception spéciste de l’humain qui le sépare radicalement, ontologiquement de la bête, qui en fait une « non-bête », l’autre absolu de l’animal. En réalité et scientifiquement, l’humain est une bête, il est animal, vivant mammifère, appartenant à la famille des grands singes ou « hominidés » et plus largement à la grande famille des vivants de la Terre. D’où vient cette frontière absurdement infranchissable, dressée entre l’humain et la bête, l’animal, le non-humain ? La Bible, bien sûr ! Le mythe créationniste, l’Adam de glaise à qui un être souffle dans les narines pour lui donner l’esprit en même temps que la vie. Ce même « Être suprême » mais inconnu aurait créé d’autres êtres, les bêtes privées du privilège de recevoir son haleine. Et puis, il y a eu Platon délirant sur le corps humain vu comme « le tombeau de l’âme » ! Plus près de nous, Descartes fantasmait la bête en « animal-machine » et l’humain en « substance pensante » !
Dans le roman d’Anne Sibran, Je suis la bête (Gallimard, 2007), cette fausse frontière déjà dénoncée par Spinoza qui soutenait contre Descartes que dans la Nature « l’homme n’est pas un empire dans un empire », pas un être à part mais seulement distinct, cette frontière artificielle est annulée. Julie Delille, actuelle directrice du Théâtre du Peuple, adapte le roman en 2017, dans la Vallée Noire (Maison de George Sand) et après avoir parcouru la France des terroirs en passant pas la capitale, la pièce arrive à Bussang, village au cœur de la forêt vosgienne. La forêt est justement un personnage de Je suis la bête et cela tombe bien puisque le Théâtre de Bussang créé par la famille Pottecher il y a 130 ans (Cf. ce blog : https://cultures.blog.snes.edu/publications-editions-culture/culture/evenements-culturels-festivals-grands-entretiens/bussang-130-ans/) a une particularité remarquable : le fond de scène est une immense porte en bois coulissante, ouvrant sur la forêt !
Qui donc dit « je suis la bête » ? Tout commence dans le noir complet. Une voix se fait entendre, nette, précise. Une parole poétique et ciselée raconte la survie animale d’une enfant enfermée dans un placard par des parents inhumains, sauvée par une chatte qui niche dans ce même placard. La culture dominante encore trop dualiste, dirait « enfant sauvage », mais ici, les vrais sauvages sont les parents qui ont enfermé une enfant de deux ans et quitté la maison, la condamnant ainsi à une mort de faim dans le noir et la solitude. La fillette comme toute bête, s’accroche à la vie et survit en tétant mère-chatte qui vient nicher dans le placard par un trou dans la porte. À son contact, l’enfant s’éduque à la vie animale, en mode félin et devient « la bête ». Une identification salvatrice !
Sur scène, dans le placard ou dans la nuit sylvestre, le noir est par moment troué de tâches de lumière çà et là, comme des empreintes de chat, pattes de velours d’un déplacement furtif. Julie Delille qui interprète la bête-enfant devient elle-même furtive et animale, question de survie, elle ne doit pas être vue d’éventuels prédateurs et peut-être y en a-t-il dans la salle… « L’homme est un loup pour l’homme » disait Hobbes. Mais d’ailleurs qu’avons-nous fait des bêtes ? Réduites en « esclavage », zooïfiées ou mises en extinction… La partition de lumière impressionniste d’Elsa Revol ponctue la narration âpre et crue de la comédienne : une parole poétique qui déchire le réel et s’empare des mots à coups de crocs. Antoine Richard s’occupe des bruits, une musique minimaliste qui ressemble au chant des choses. Deux temporalités se télescopent dans la pénombre. Celle du vécu bestial est jouée, agie très physiquement, souvent au sol en mouvements félins. Celle du récit est parlée, comme un après-coup qui rattrape le passé. L’effet est saisissant, le spectateur est pris à la gorge des situations et des mots. Combat sanglant contre des blaireaux, odorat et ouïe en alerte permanente, dévoration de chairs crues, se lover dans des terriers, des retours dans le placard de la maison quand maman-chatte met bas… Plusieurs années de vie de bête, une vie intense, une vie sans paroles mais dans laquelle s’imprime un récit de plus tard. Un jour, la brutalité humaine fait retour : la découverte de l’addiction au sucre du miel des abeilles affaiblit la vigilance de l’enfant-chat ; c’est la capture par un apiculteur qui a récupéré la maison de l’abandon. Le « redressement » de la bête, une violence normative qui convoque de nouveau le Créateur contre la créature, contre la nature… Le roman d’Anne Sibran est d’une incroyable force poétique et d’évocation imaginaire, mais il contient aussi une réflexion qui embrasse toute la question du rapport de l’humain à la nature et à ses semblables. Son adaptation par Julie Delille en exprime la quintessence tout en n’en retenant qu’un tiers. Cela aussi est un talent qui vient s’ajouter à celui stupéfiant de son jeu, de sa présence dans l’espace-nuit du plateau, à celui d’une incarnation de la bête si forte qu’elle nous emporte dans un réel théâtral où nous sommes la bête. Le mot de performance est trop faible, essayons « transformance »…
L’enfant-chatte, a-t-elle existé ? Une chose est sûre, elle existe là, devant nous et en sept années, elle a laissé son empreinte sur diverses scènes, on pourrait la suivre à la trace dans tout le pays… Son histoire pourrait être un rêve, qu’elle n’en serait pas moins vraie et riche de sens. Dans la fiction de Je suis la bête, une expérience de pensée est à l’œuvre : une petite d’humains ne prend pas complètement l’embranchement de la civilisation humaine et se retrouve à survivre à la manière d’un chat. Elle accomplit pour nous tous, un retour au point d’indifférenciation spéciste entre l’humain et le non-humain tout en conservant les bases de l’apprentissage du langage humain. En cela, une première vérité se dessine en plateau : entre ces deux moments du règne animal, il n’y a pas de différence radicale puisqu’une passerelle de survie est possible. Simplement, « Nous, c’est le silence qui raconte. Les hommes, il leur faut une voix. » dit Anne Sibran. Esquisse d’une deuxième vérité : entre humains et autres bêtes, la différence est seulement modale, le mode parlé caractérise l’identité humaine, identité narrative donc fluide – toute fixation, pétrification est illusion. Certes l’invention d’un code de communication artificiel a été un facteur décisif d’évolution de l’humain (intelligence abstraite ou technicienne, transmission, ingénierie sociale) mais cela ne suffit pas à faire de nous un monde à part de celui de la Nature toute entière, hors de ses lois. Notre siècle le démontre « par l’absurde », c’est-à-dire par la succession de catastrophes écologiques d’origine anthropique : si nous impactons autant la nature, c’est bien que nous en sommes une partie solidaire du système tout entier ! Le livre d’Anne Sibran et la pièce de Julie Delille nous pénètrent d’un questionnement essentiel : comment corriger le logiciel mortifère de l’anthropocène aggravé par le capitalocène au 19e siècle ? Comment reprogrammer une vie terrestre de l’humain qui cesserait de scier la branche de l’arbre duquel ses ancêtres sont descendus ?
Disons-le sans ambages, le spectacle Je suis la bête est sublime, pur, radical, magique, unique et aussi politique mais au sens très large d’une politique à l’échelle d’une humanité avec la nature. Victor de l‘Aveyron a lui aussi, été « redressé » par le docteur Jean Itard mais il a toujours conservé l’appel de la forêt, de même pour « la bête ». Soudain, assis sur les bancs de la grande cabane de bois du Théâtre du Peuple, nous sentons la forêt nous atteindre, une légère et fraiche pression d’air sur nos visages, les odeurs de la nuit boisée, nous passons la lisière et partageons le monde de la bête. Sans bruit, la porte du fond de scène s’est ouverte en grand, porte-fenêtre…
Jean-Pierre Haddad
Théâtre du Peuple Maurice Pottecher, 40 rue du Théâtre du Peuple, 88540 Bussang. Du 1er août au 30 août 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 20h. Audiodescription le 22.
Informations et réservations : https://theatredupeuple.com/saison/2025/je-suis-la-bete
Autre date : La Manufacture CDN de Nancy du 7 au 9 avril 2026
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