La porte d’un placard se referme sur elle. Elle a deux ans, elle est seule, abandonnée et ne devra sa survie qu’à une chatte venue accoucher dans ce placard. Auprès de l’animal elle trouve nourriture et chaleur. Avec elle, elle s’enfonce la nuit dans la forêt, apprend à écouter les bruits, à chasser pour survivre, à dévorer pour ne pas l’être. Elle devient « la bête » jusqu’au jour où elle est capturée et forcée de s’adapter au monde civilisé. On lui donne les mots mais, par la violence, on lui fait perdre son animalité, sa nature. En voulant l’humaniser on fait d’elle une bête. L’acceptera-t-elle ?
Julie Delille dit le texte magnifique qu’Anne Sibran a écrit pour le théâtre à partir de son roman éponyme. Cette écriture lyrique, sensuelle pour dire la nature, ses odeurs, les sensations de l’enfant, sa peur, la faim, le bonheur du miel dégusté, sa rage de vivre est d’une beauté que l’on trouve rarement au théâtre aujourd’hui
Tout commence dans le noir, un noir qui s’éternise d’où émerge une petite voix, celle de l’enfant enfermée qui raconte sur fond de pluie légère, son abandon, sa peur, sa solitude. Au gré de faibles lueurs on entend l’enfant parler de la chaleur de la fourrure de la chatte, du lait qu’elle boit accrochée à son ventre, on l’entend se taire aussi. Tout passe par l’audition dans un premier temps. Puis on entr’aperçoit un sol vivant qui ondule, une silhouette qui se glisse à quatre pattes, un visage légèrement éclairé et on entend les sons de la forêt la nuit, le souffle des animaux, le chant des grillons, l’orage qui éclate, les chairs de la proie que déchire le prédateur. Sous le voile qui la couvre, comme un animal pris dans un filet, l’actrice au sol tente d’échapper aux hommes qui la poursuivent. Quand elle se retrouve dans le monde des hommes, la lumière remplace la nuit, mais une lumière faible, la parole remplace le silence des bêtes mais une parole qui fait mal. Fuyant la lumière et les mots, celle qui fut rejetée du monde des hommes, qui avait trouvé sa place dans le monde des bêtes et en a été extraite dans la douleur, recule vers l’ombre comme si elle refusait la coupure entre l’homme et la bête.
Par la magie des éclairages d’Elsa Revol et des sons imaginés par Antoine Richard, le spectateur se trouve immergé dans un univers où la forêt et ceux qui la peuplent la nuit l’encerclent et l’emportent. Julie Delille alterne les phases de récit et les adresses au public. Tantôt bête, entr’aperçue courant à quatre pattes, tantôt femme, longue chevelure dénouée, elle stimule l’imaginaire du spectateur, sa réflexion aussi. Elle est magnifique.
Un spectacle étrange à la beauté magnétique.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 4 avril au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92022 Nanterre – mardi, mercredi à 19h30, jeudi et vendredi 20h30, samedi 18h, dimanche 15h – Réservations : 01 46 14 70 00 ou sur nanterre-amandiers.com – Julie Delille présente aussi au Théâtre Nanterre-Amandiers Le métier du temps et La jeune Parque du 30 mars au 7 avril
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