Est-ce à Brest ou à Paris que l’on peut goûter les meilleurs Paris-Brest ? On imagine la querelle que cette question peut susciter entre Paris et Brest ! Et d’abord, pourquoi un « Paris-Brest » et pas un « Brest-Paris » ? Pourquoi le rapport capitale-province est toujours centré sur la première ? L’amateur de pâtisserie pourrait-il se décentrer un instant et envisager le retour Brest-Paris comme un aller, comme un regard partant de la province. Deux points de vue ou deux mondes ? Sommes-nous face à un seul et même monde du théâtre, et plus largement de la culture, vus de différents points de vue ou en présence de deux mondes qui sous couvert de la même appellation sont très inégaux ? Entre capitale et province ou province et capitale les regards ne font pas que se croiser, ils s’entrechoquent. Pas étonnant que la crème au beurre puisse rester sur l’estomac ! Dans Je ne vous aime pas, c’est la parisienne qui sera indisposée, une fois n’est pas coutume.

La rencontre se fait donc en terrain provincial dans un théâtre ou plutôt ce qui en tient lieu occasionnellement, l’ancien foyer paroissial devenu salle des fêtes polyvalente. Sur le ring, une comédienne parisienne venue pour jouer un soir. En face, une programmatrice qui fait visiter l’endroit avant les réglages techniques. « Ça ira très bien » dit la première, c’est dire à quel point rien ne va pour elle, si ça ira c’est que rien ne va, à commencer par le lieu qui n’estpas vraiment un théâtre ! Nature ou fonction ? Le théâtre s’accomplit-il dans un lieu dédié ou par le jeu des comédiens? Le conflit est aussi idéologique, entre l’essentialisme des nantis qui toujours naturalisent leurs acquis et l’existentialisme de ceux qui manquant de tout n’ont que leurs actes portés par un désir de reconnaissance pour se définir. Il est bien sûr dans les attitudes, condescendance de la parisienne peu appréciée de la provinciale mais les statuts sont en jeu : la première fait figure d’artiste reconnue et conventionnée alors que la programmatrice qui est aussi une élue locale tire le diable par la queue pour faire exister une activité de théâtre dans le cadre d’une politique culturelle de peau de chagrin. Guerre de positions, guerre de piques empoisonnées et guerre des nerfs. Les hostilités sont ouvertes et la responsabilité est des deux côtés imputée à l’autre.

Le dramaturge Pierre Notte est passé maitre dans l’art de faire s’affronter à la fois des conditions sociales et des caractères bien trempés avec ce qu’il faut de sous-entendus, dénégations et non-dits propres à donner une épaisseur aux échanges, à produire un humour dans l’humeur. « Je ne vous aime pas » est bien la formule structurante du rapport réciproque des personnages mais elle ne sera jamais prononcée, avouée. Mépris, coups bas, humiliations, répliques cinglantes envoyées tels des uppercuts. Cela dit le public n’a pas à compter les points car il y gagne sur tous les tableaux puisque les deux comédiennes de grand talent qui s’affrontent dans leur rôle respectif concourent sur scène au bonheur de théâtre qui lui est procuré. Nathalie Bécue dans le rôle de la programmatrice et Silvie Laguna dans celui de la parisienne tiennent l’affrontement avec à tour de rôle juste ce qu’il faut de force de l’agresseur et de faiblesse de la victime. D’autant que leurs personnages vont se découvrir un passé commun déjà empreint de rivalités et trahisons ! Petites ou grandes haines entre ennemies intimes comme entre territoires et mondes d’une même société. 

Un troisième personnage apparaît lors des souvenirs évoqués comme des fantômes du passé. Il est sans nom mais sort de l’ombre des coulisses pour porter sur scène un texte théâtral brut, comme il y a de l’art brut en peinture. Texte provenant d’une activité de collecte de paroles parmi la population villageoise qui dans l’histoire est celle du passé commun des deux personnages mais qui est en réalité le résultat d’un long travail de Marianne Wolfsohn. Elle signe en effet la mise en scène et se trouve également à l’origine du projet né lors d’une fin de résidence en milieu rural. Elle a passé commande à l’auteur en lui demandant expressément de faire une place dans la pièce à ces « paroles données » c’est-à-dire recueillies dans la population rurale. À la tête de la compagnie La Ramée, Marianne Wolfsohn ex-comédienne parisienne devenue picarde, connaît bien la problématique de survie du théâtre hors centres urbains. Lors de trois monologues qui s’intercalent judicieusement entre les dialogues des deux femmes, elle joue ce tiers-personnage d’un tiers-théâtre qui ne connaît ni lieu dédié, ni subventions, ni feux de la rampe et si peu de reconnaissance. Théâtre dans le théâtre ou théâtre contre théâtre ? « Je ne vous aime pas » pourrait aussi bien être la déclaration de non-amour d’une institution culturelle centralisée et clivée entre capitale richement dotée et province délaissée. Le théâtre se tirerait-il dessus et pas seulement des balles dans le pied mais en plein cœur ? Est-ce possible ? Et puis n’y a-t-il pas sur tout le territoire de la République un formidable réseau de Centres Dramatiques Nationaux bien équipés, vivants et créatifs ? Héritage merveilleux d’une politique culturelle ambitieuse et populaire qui fut celle d’un autre temps, celui de Jean Vilar et d’André Malraux…  

La pièce contient et agite tous ces enjeux artistiques, sociologiques et politiques. Mais ne nous y trompons pas, ce « Je ne vous aime pas » est une formidable déclaration d’amour à tous les théâtres.

Jean-Pierre Haddad

Avignon, Festival Off. Artephile, 7 rue du Bourg Neuf, du 7 au 26 juillet à 18h45. Relâche 13 et 20 juillet.  Réservations : 04 90 03 01 90 et https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=13752

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