Dans la formule du titre, il y a en jeu toute la distinction qu’Emmanuel Kant (1724-1804) faisait entre « l’Impératif catégorique » du devoir qui commande sans condition et absolument (ex. « Tu ne tueras point ») et par quoi une action morale vaut en elle-même et d’autre part « l’Impératif hypothétique » qui impose à une action une condition relative à son but qui seul en fait la valeur. Ce but étant soit technique soit pragmatique. Si on se met à la place de la protagoniste de la pièce, cela donne : pour en finir plus vite avec mon agresseur qui m’a surprise dans ma cuisine pour m’assassiner sauvagement, « j’aurais mieux fait d’utiliser une hache » au lieu me défendre avec une poêle… On voit donc que même si la vie de la victime est en jeu en plus de celle de l’agresseur, toute question morale est évacuée au profit d’une question technique : efficacité d’une hache comparée à celle d’une poêle pour trucider quelqu’un.
Sauf que dans le cinéma d’horreur, en particulier dans le « slasher movie » objet théâtral choisi par le Collectif Mind The Gap, la finalité n’est pas seulement technique mais esthétique. On vise le sens étymologique d’esthétique, à savoir les sensations, les émotions que l’œuvre suscite ou réveille. Mais de quelle esthétique se réclame-t-on dans un cinéma sachant slasher ou « entailler » dans la langue de Molière ? Si la hache de bûcheron est préférable au couteau de cuisine de trente centimètres, c’est que nous sommes dans une esthétique de l’horreur, de l’effroi avec du sang giclant à flots. Plus que la sensation ou l’affect, c’est sur une jouissance pulsionnelle faite à la fois d’attraction et de répulsion que repose cette esthétique ; jouissance désirée mais repoussante, jouissance du regard (ou scopique) qui se cache la vue tout en voulant voir comme quand on se voile les yeux d’une main en écartant les doigts !
Ce plus qu’un simple plaisir peut-il avoir sa place au théâtre ? Au cinéma, c’est bien la pulsion scopique qui transformant l’œil en zone érogène, est sollicitée par l’horreur jouissive d’une scène associant violence et transgression de la norme morale. Au théâtre, cette pulsion n’a pas sa place car l’œil n’étant pas devant des images, le sujet n’est pas voyeur ou invité à fantasmer. Le théâtre se désigne d’ailleurs pas seulement par ce que l’on regarde mais par le lieu d’où l’on regarde. Dans son concept antique, la scène et les gradins sont un seul et même espace intégré. Cela reste vrai aujourd’hui, le public du spectacle vivant est partie intégrante de l’événement théâtre. Il est sollicité comme regardeur de ce qui va lui être donné à voir et à entendre car cela le regarde. Le théâtre, salle et scène ensemble est par nature un lieu social voire politique et pas seulement esthétique même si une catharsis s’y produit. Au théâtre, les sens perçoivent une globalité, le spectateur participe comme un témoin à une action ou un ensemble d’actes et son cerveau ne doit pas seulement enregistrer des stimuli jouissifs ; il doit réfléchir pour comprendre ce qui se déroule, pourquoi untel fait ceci ou dit cela comme s’il était devant une scène réelle de la vie et non pas dans son lit en train de rêver ou cauchemarder, illusion que réalise fort bien le cinéma dans ses salles obscures. Si on force le trait, le cinéma hypnotise alors que le théâtre questionne.
Comment alors rendre l’essentiel du cinéma gore au théâtre ? Le collectif Mind the gap « attentif aux écarts » selon la traduction, a su trouver un biais fort intéressant en créant une scène de crime où tous les artifices sont à vue. Autre innovation absolument capitale, la scène du crime va être répétée plusieurs fois avec à chaque fois une légère différence jusqu’à ce que la violence s’inverse entre la victime et l’agresseur. Le procédé va crescendo jusqu’au moment très théâtral (que l’on ne verra jamais au cinéma) où un comédien accessoiriste décroche une hache située hors scène de crime mais pas hors plateau et la tend à la victime ensanglantée mais enragée pour qu’elle assène un coup fatal à son agresseur en lui fendant le crâne. Ce qui est génial dans le spectacle n’est donc pas ce qui serait une reproduction fidèle mais impossible de l’horreur du slasher movie mais la dissection que le dispositif théâtral en propose. Preuve que l’opération de déconstruction fonctionne parfaitement : dans la salle, un groupe de lycéens plutôt consommateurs de ce genre de films reste sur sa faim… Au début on l’entend vibrer et vivre le spectacle, en jouir presque comme au cinéma. Puis la répétition de la scène avec mise à nu des artifices vient désamorcer la pulsion au lieu de l’exciter davantage, l’émoi faiblit sur les gradins. À la fin, le retournement de la violence excite de nouveau ce jeune public mais laisse un trop grand goût de trucage et de « pas vraiment gore » : les entailles par objets tranchants (couteaux ou hache) sont mimées et dissimulées derrière le plan de travail de la cuisine et le côté sanguinolent est parodié par des comédiens accessoiristes arrosant la scène de litres de faux sang…
Chose inouïe, la réussite théâtrale du spectacle consiste dans la mise en échec de l’« effet cinéma » dont il traite. C’est ainsi que ce Grand Guignol baignant dans l’hémoglobine à base de grenadine parvient à provoquer la réflexion sur les mécanismes psycho-inconscients des films d’horreur.
Saluons la performance de tous les comédiens : Thomas Cabel, Julia de Reyke, Solenn Louër, Anthony Lozano et Coline Pilet sont extrêmement actifs et précis dans ce théâtre-dissection donc forcément sanglant ! Mention spéciale pour la scénographie abracadabrantesque et parfaitement maîtrisée de Clémence Delille.
Jean-Pierre Haddad
Le Monfort Théâtre, 106 rue de Brancion, 75015 Paris. Du 07 au 18 mars 2023. Du mardi au samedi à 19h30. Relâche les 12 et 13 mars. Réservations et informations : 01 56 08 33 88 et https://www.lemonfort.fr/
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