« J’aime. » Qui ? Quoi ? Ni quelqu’un au sens d’une personne entière, saisi dans l’identité convenue de son nom ou l’unité supposée de son être, ni une chose en particulier plus que d’autres. Le personnage de J’aime roman de Nane Beauregard (POL 2006) nous dit en une longue et unique phrase ressemblant à un inventaire (pas à la Prévert), ce qu’elle aime chez l’homme qu’elle aime, mais sans jamais dire qu’elle l’aime lui, lui-même ou que lui l’aime, elle. D’ailleurs sommes-nous ce nous-mêmes dont une certaine métaphysique défend en vain ? Rien de tel que l’expérience amoureuse pour comprendre qu’autrui ou soi ne sont pas des entités parfaites closes sur elles-mêmes comme des monades. La relation d’amour nous révèle comme des collections de qualités ou de défauts, tous et toutes aussi aimables les un.e.s que les autres en dépit des contradictions. Stendhal avait bien montré comment rien ne résiste à la cristallisation amoureuse… Peut-être ne sommes-nous qu’une diversité de paroles, désirs, attitudes, comportements dont la composition ferait un moi de et en relation mais certainement pas une totalité synthétique, unifiée et définitivement harmonieuse ?

De tout ceci, le roman de Nane Beauregard en livre la matière à partir du sentiment amoureux lui-même saisi comme une constellation, un joyeux éparpillement de plaisirs et bonheurs éprouvés au contact de l’autre. Laure Werckman qui a adapté, mis en scène et interprète ce « pas si seule en scène » a formidablement vu et fait ressentir ce soubassement philosophique du livre dans sa dramaturgie.

La salle est en pleine lumière. La scène est vide, on attend. Une femme se lève des gradins, hésite à partir en regardant la porte de sortie puis se ravise et se décide à pénétrer dans l’espace scénique. Espace sacré du jeu qui crée l’acteur autant qu’il l’appelle. C’est la comédienne, une femme qui ne partage pas l’idée absurde que l’amour est possession. Elle le vit comme un principe vital, polymorphe et surprenant, tenace en dépit de la mode consumériste qui atteint aussi le couple et sa durabilité. Bien entendu les nostalgiques de l’amour romantique seront déçus de ne pas voir incarnée « une grande passion » mais s’ils se laissent prendre par l’inventaire ils se reconnaîtront à coup sûr.

Le « j’aime » initial qui jamais ne se répétera, reste donc toujours neuf, présent, sans besoin d’être réitéré, usé. Il déclenche l’énumération énamourée d’une énamoration qui se vit dans la prolifération et sans compter. Il faut dire que la scénographie active et évolutive d’Angéline Croissant suit, porte et sublime la dramaturgie : plus la femme énumère les facettes de son amour, plus l’espace, sa lumière et même son sol se déforment et se modifient comme pour dire la plasticité sauvage et insoupçonnable du désir, son inaltérabilité à travers le temps qui est pourtant réputé tout abolir. Ni la vieillesse ni peut-être même la mort ne peuvent vaincre un amour aussi disséminé dans le quotidien, dans les plis et replis d’une relation ; amour invincible car amour caméléon qui épouse son moment et son lieu. Ici point de décristallisation stendhalienne ni d’hainamoration lacanienne, seulement l’amour à la fois rhizome et tornade. La création lumière de Phillipe Berthomé ainsi que la création musicale d’Olivier Mellano sont de la partie mais laissons la surprise entière.

Ne pas manquer ce spectacle rare, précieux et magique que nous offre le travail exigeant et sensible de Laure Werckman.

Nous aimons.

Jean-Pierre Haddad

Off d’Avignon, Artéphile, 7 rue du Bourg Neuf. Tous les jours à 19h35. Relâche 13 et 20 juillet.

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