Leïla ne connaît pas l’arabe que sa mère, irakienne, a refusé de lui enseigner. Il y a tant de silences dans l’histoire de la famille de sa mère que Leïla aimerait lever, alors même qu’elle est tombée amoureuse de Julien, un photographe de guerre qui officie dans cette zone.

C’est en s’inspirant des histoires des femmes de sa famille, enrichies par des recherches historiques, sociologiques et des entretiens avec des femmes rencontrées dans diverses associations, que Tamara Al Saadi (dont trois pièces sont à l’affiche en ce moment) a écrit Istiqlal. Ce mot, qui signifie indépendance en arabe, prend toute son importance dans cette histoire de femmes. Pour soumettre un peuple, il ne suffit pas de prendre sa terre et de tuer ses hommes, il faut aussi s’emparer du corps des femmes. Même au-delà des guerres et du colonialisme, la proposition reste vraie en temps de paix car le patriarcat s’appuie sur les mêmes bases. La femme devient possession de son mari et, même sans violence, il la tient par ses enfants. À travers cette histoire de transmission entre générations et du rôle qu’y joue la langue, on croise des questions tenant à l’héritage du colonialisme, à la soumission non seulement du corps des femmes mais aussi de leur désir d’émancipation par l’éducation. La relation de Leïla à Julien et à ses amis interroge sur ce qu’il y a de caché dans la relation avec les anciens colonisés. Question que l’on retrouve quand la pièce s’intéresse aux photographies prises par Julien en Irak et pour lesquelles il est primé.

On voit que la jeune dramaturge, avec sa double formation, en science politique et en tant que comédienne, n’hésite pas à sortir des sentiers battus sur l’immigration, les héritages coloniaux, la question des femmes. La complexité ne l’effraie pas, au contraire. L’histoire qu’elle nous raconte est celle de combattantes, combat de la grand-mère pour apprendre à lire et à écrire au péril de sa vie, combat de Leïla pour apprendre l’arabe et briser les silences familiaux.

Également metteuse en scène, Tamara Al Saadi use d’un habile procédé qui lui permet de faire exister en même temps sur le plateau les cinq générations dont elle nous conte l’histoire. Leïla et sa mère d’abord. Elles se parlent, la mère élude les réponses aux questions intimes, préférant parler de cuisine ou du quotidien. Pourtant si elle a refusé de lui apprendre l’arabe, elle l’infuse en elle par la cuisine, la danse. Julien est aussi là avec son appareil photo, ses copains, son fixeur. Il y a en outre la fille que s’est inventée Leïla pour lui transmettre l’histoire de la famille. La vie du couple est traversée par les femmes des générations passées. Tantôt témoins muets, tantôt racontant des épisodes cachés de l’histoire familiale : l’arrière grand-mère violée par un soldat britannique et mariée à 14 ans pour sauver l’honneur de la famille, la grand-mère, mariée à un homme violent, qui n’a comme souvenir de son mariage que le fait qu’on lui ait coupé ses nattes, le demi-frère qui voulait accéder au désir d’apprendre à lire à sa sœur. Sans que le spectateur ne se perde jamais la metteuse en scène mêle les époques et les langues – le français, l’arabe et même un peu d’anglais pour rappeler que passer par la traduction induit des biais que l’interprétation souligne avec humour. Les interprètes sont tous fins et justes. Même si c’est un peu injuste, car il faudrait les nommer tous, on garde en mémoire l’humour de la séquence de danse orientale de la mère (Lula Hugot) et surtout Mayya Sanbar qui interprète une Leïla vibrante disant avec beaucoup d’émotion un texte en arabe à la fin tandis que les mots s’affichent sur les voiles qui animent le plateau.

On retrouve le plaisir d’un théâtre qui fait appel à l’intelligence du spectateur, sur des questions que les hommes politiques réduisent souvent à des jugements simplistes, et à une belle palette d’émotions, douceur, colère, humour, rire. A voir absolument !

Micheline Rousselet

Jusqu’au 21 novembre à 20H30 au Théâtre des Quartiers d’Ivry, Manufacture des Oeillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine – Réservations : 01 43 90 11 ou theatre-quartiers-ivry.com – Nombreuses dates de tournée dans toute la France ensuite

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