Le Château de Fable ne construit pas sur du sable. La compagnie de Claude Bonin, avec Bénédicte Jacquard, a le gout des édifices bien bâtis, du travail bien fait, le souci du détail et de la finition. Pour notre bonheur, elle nous convie cette fois à un périple islandais, littéraire et musical en quatre escales.
Tout commence par une navigation du sud au nord de l’île. Dans Karitas, L’esquisse d’un rêve, la description devient un dessin d’une grande finesse et expressivité. Du coup, ce qui est lu et entendu sur le plateau devenu bateau se métamorphose en un vu net et précis. Karitas remonte la grand-rue en fixant la petite maison bleue qu’elle ambitionne d’obtenir pour sa famille en dépit de leur pauvreté et nous marchons avec elle sans perdre de vue son rêve bleu. Cette synesthésie entre l’écoute d’un texte et la vision doit beaucoup à l’autrice car Kristín Marja Baldursdóttir est à la fois écrivaine et artiste peintre, elle est aussi l’effet sensible en nous d’une mise scène épurée et opérante. Si pour l’autrice le destin de la jeune Karitas est le moyen de relancer la question de la place des femmes dans la société islandaise, c’est tout un monde lointain mais humain qu’elle raconte. « Au soleil les islandais deviennent émerveillés et pleins d’espérance » nous confie-t-elle.
En mer, dans la houle et le vent polaire, que deviennent ils ? Quelle ténacité, quelle endurance et quel courage pour ramer contre les éléments et rentrer au port, la barque chargée de sa cargaison de harengs ! La deuxième escale, paradoxale, nous fait quitter la terre pour la pleine mer ! Embarqués avec l’équipage, l’extrait d’Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson nous plonge dans l’univers terrifiant des marins-pêcheurs, âpreté de leur sort quotidien et toujours incertain. Le drame se noue quand l’air devient glacial et que l’un des marins, poète à terre, s’aperçoit que le matin du départ, tout occupé à ferrer un vers pour sa chérie, il a oublié sa vareuse en peau de mouton. Erreur fatale ? « Nulle chose ne m’est plaisir en dehors de toi » se répète-t-il en luttant contre le froid qui le pénètre… Si on admet avec Jean-Pierre Siméon que La poésie sauvera le monde (2015), peut-elle ici sauver un pêcheur amoureux ?
Retour sur la terre ferme. Le moindre des mondes croise, non sans humour, trois trajectoires de vie : une somptueuse renarde rousse à la fourrure convoitée, un botaniste lettré et une douce enfant handicapée. Le romancier Sjón, parolier pour le groupe de pop-rock Sugarcubes et la chanteuse Björk, s’amuse à tisser sur fond de folklore islandais, la trame d’un monde qui bien loin d’être « le meilleur » en est peut-être le plus baroque, à la fois violent, tendre et lyrique.
Ce voyage en Islande, immobile en apparence seulement, comprend une quatrième escale faisant leur place aux contes de cette « Terre de Glace ». Elfes, trolls, ondins, oiseaux, princes, géantes, valets et vikings surgiront alors des livres suspendus entre ciel et terre aux cintres du théâtre.
Ce spectacle voyageur du Château de Fable est vraiment du bel œuvre. On sent que tout y est longuement pensé, ciselé, peaufiné, poli à la main, affiné à l’oreille et à l’œil. Il nous tend une passerelle légère mais solide entre littérature et théâtre. Mais quoi, le théâtre n’est-il pas littéraire de plein droit ? Évitons le vieux débat sur les genres qui, en art comme dans la société d’aujourd’hui, sont dépassés ou traversés. Le théâtre sur scène fait écho ou prolonge celui de la vie mais tout théâtre commence en nous dans notre faculté mentale de représentation comme disent les philosophes pour parler de la pensée. Que devient un roman quand il est lu à haute voix avec la diction qu’il faut, les intonations colorées que le récit réclame et qu’un public écoute corps et âme? Dit de vive voix par un lecteur, la lettre morte d’un texte renait et vient nourrir le rêve éveillé de l’écouteur.
Dans cette exploration d’une Islande céleste et textuelle, la belle et juste lecture de Bénédicte Jacquard, experte en art de raconter, fait exister les histoires, elle performe les corps, décors, actions, émotions dans l’imagination du spectateur. Cette alchimie – le plateau devenant comme un laboratoire de théâtralité – se produit en douceur mais avec la force et la beauté clandestine d’un ravissement.
La voix du voyage est doublée d’une partition musicale se déployant en de nombreux instruments rivalisant dans l’insolite. Aux cordes vocales de la lectrice répondent les cordes frottées ou pincées du ghichak, ce violon iranien à la caisse de résonnance que l’on croirait dessinée par Gaudi. Clochettes, gong, cor, bols tibétains tout un peuple d’êtres sonnants et résonnants habite le plateau. Ces êtres sont animés par une fée… Christine Kotschi compositrice inspirée et instrumentiste délicate, vole d’instrument en instrument pour leur faire dire leur part du récit. La lecture qui nous parvient du haut de sa colline, une échelle en triangle, trouve ainsi un autre véhicule que les mots qui la transporte avec de subtiles variations de fluidité, de vélocité, de sonorités. Entre paroles et sons, ça dialogue et ça joue, ça fait théâtre. Le temps est suspendu comme les livres en éventail qui tombent du ciel. Le texte et la musique se rencontrent dans l’espace scène-salle en un ballet nuptial, volutes de phrases et vibrations de l’air.
En un mot, les effets artistiques et esthétiques sont sans commune mesure avec la simplicité des moyens mis en œuvre. C’est que tout cela est agencé en haut lieu par un dramaturge démiurge ! La mise en scène de Claude Bonin est un modèle de précision, d’efficacité et de grâce. Fait-il œuvre de poète, de peintre, d’architecte, d’écrivain, d’ingénieur du son et de la lumière ? Tout ça à la fois, enchanteur et magicien. Tout est pensé et calculé au millimètre près mais rien ne se voit, tout coule comme le cours naturel des choses. Est-ce de la maitrise ? Mieux, une sorte de sagesse théâtrale. Ce n’est plus « un spectacle sur l’Islande » mais un effet de présence de cette lande îlienne et lointaine. Une Islande évoquée, rêvée, hallucinée mais aussi concrète, organique, charnelle, articulée et sonore, une contrée rencontrée entre ciel et texte.
L’Islande serait-elle le pays où chacun désire aller tout en sachant secrètement qu’il ne s’y rendra jamais? Pourquoi l’Islande ? Peut-être parce qu’elle est nous-mêmes mais ailleurs…
L’Islande des islandais (et de nous tous) a quitté le cercle polaire et fait escale pour quelques temps près de chez nous, hébergée dans une maison-théâtre. Allez la rencontrer avant qu’elle ne reparte vers le nord !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris. Du 10 au 20 novembre 2022 et du jeudi au dimanche. Par soirée ou matinée deux escales d’environ 55 minutes chacune sont proposées. Informations et réservations 01 48 08 39 74 ou https://www.epeedebois.com/
Aux Bords de Scènes, salle Lino Ventura, 4 rue Samuel Deborde, 91200 ATHIS-MONS, vendredi 25 novembre à 20h. http://billeterie.lesbordsdescenes.fr/spectacle?id_spectacle=10267&lng=1
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