On est à Splott, un quartier de Cardiff, Pays de Galles. Pas à Aulis sur les rives de la mer Égée. Il y a bien une mer mais en face c’est l’Irlande pas Troie. À Splott, la misère sociale et psychologique règne depuis les années 80, désindustrialisation et néolibéralisme thatchérien. Effie est un génie de la tchatche, la fille qui tue symboliquement avec ses mots et ses regards, une môme qui n’a peur de rien sinon du quotidien. C’est pourquoi elle préfère s’alcooliser dès le lundi pour ne sortir de la gueule de bois qu’au milieu de la semaine. Effie a des tripes, une rage de vivre qui se débat entre les murs étroits de la relégation sociale. Un soir, elle croit trouver un sens à sa vie en oubliant son mec archi-beauf pour un soldat mutilé et tendre rencontré dans un bar. D’une pierre deux coups, un être à aimer-aider et même un enfant à porter et élever… Mais Splott n’est pas la ville des contes de fées et tout se défait autour et en elle. Nul doute que le système, entre autres de santé, a une responsabilité y compris pénale. Arnaque idéologique : depuis Thomas Malthus (1766-1831) et son slogan : « Au banquet de la nature, les pauvres ne sont pas admis », le système libéral d’exploitation de l’humain (et de la nature) a su faire accroire que c’est la responsabilité individuelle qui est en jeu dans le dénuement social. Le pire c’est que c’est toujours aux plus pauvres que l’on demande des « sacrifices »… Aux plus pauvres ou aux plus innocents.
Ça ne vous rappelle pas une certaine Iphigénie ? Mais quoi cela suffit-il ? De quoi parle le mythe sinon de la mise à disposition corps et âmes des individus les plus faibles au pouvoir politique, par exemple une jeune fille vierge ou une autre délurée? On coupe dans les budgets sociaux et ce sont les plus démunies qui en souffrent. La perversité du système consistant à tuer dans l’œuf toute protestation : une plainte en justice et des pénalités infligés aux services publics ne feraient qu’aggraver la situation pour eux et leurs semblables !
Le « corps social » et « sa volonté générale » sont des mythes républicains, déjà dans le Contrat Social de Rousseau. En revanche, le corps des pauvres est bien un corps politique mais dépossédé de sa souveraineté et dans lequel on fait des coupes, coupes sombres, coupes drastiques. On « coupe », on fait des économies quitte à amputer la vie de millions de personnes. Iphigénie, c’est d’abord Effie sans génie protecteur : une infirmière la fait renoncer à un dépôt de plainte contre l’hôpital ; c’est aussi son bébé né et mort dans une ambulance faute de personnel suffisant ; c’est encore ce soldat, allé soi-disant défendre son pays dans un conflit lointain et revenu abîmé, mutilé.
Iphigénie à Splott n’est cependant pas une dénonciation rébarbative et cérébrale. Plutôt une « gueulante », un poème entre rock et punk, une rage verbale et musicale dans le genre très anglo-saxon du « spoken word », cette oralité déversant des torrents de phrases avec ici l’énergie hors du commun d’une comédienne surdouée, Gwendoline Gauthier. Le plateau est comme un ring où le personnage boxe contre le conformisme bien-pensant… La comédienne incarne en effet une jeune femme survoltée, percutante, provocante, dérangeante et cependant émouvante, touchante. Elle est accompagnée sur scène de trois musiciens aussi puissants dans le son qu’attentifs aux silences. La mise en scène basique mais redoutable de cette pièce de l’auteur gallois Gary Owen par Georges Lini ne s’embarrasse pas de superflu, elle choisit le flux de mots et les inflexions électriques des instruments. Depuis une vingtaine d’année, Lini nous propose un théâtre politique de la colère.
Le spectacle a été nommé au Prix de la Critique 2022 en Belgique dans les catégories « Meilleur spectacle » et « Meilleure interprétation ». Il faut y aller et en parler en attendant de refuser « d’encaisser », d’être sacrifié sur l’autel du profit.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Le 11, Boulevard Raspail, à 10h20. Relâche les jeudi 13 et 20 juillet. Informations et réservations : 04 84 51 20 10 https://11avignon.mapado.com/event/211296-iphigenie-a-splott
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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