Aurélien Bory, dont l’œuvre se situe à la croisée du théâtre, de la danse, de la musique et des arts visuels, a été inspiré cette fois par une grande fresque qu’il a découverte à Palerme. Peinte au XVème siècle dans la ville et pour elle, anonyme, elle impressionne toujours les visiteurs du Palazzo Abatellis, où elle a été placée après son déménagement de l’hôpital de Palerme où elle menaçait de tomber en ruine. Au centre, la mort brandit un arc en ricanant, montée sur un cheval aux côtes apparentes et à la tête effrayante dont la bouche semble arborer le même rire sarcastique que son cavalier. Au-dessous d’eux, les flèches ont frappé sans distinction hommes et femmes, jeunes et vieux, nobles, religieux et gens du peuple, tandis que dans un coin, un homme pinceau à la main nous regarde, offrant probablement un autoportrait du peintre.
C’est le rapport de l’art avec la mort que met en scène Invisibili. La fresque y invite et sa reproduction occupe tout le fond de scène. Aujourd’hui dit le metteur en scène « le fléau n’est plus la peste noire mais la mort des migrants, les catastrophes naturelles, le cancer ». Il voulait que Palerme soit sur scène, car il voulait évoquer cette ville comme Pina Bausch l’avait fait avec Palermo Palermo. Une ville au cœur de la méditerranée, berceau de tant de nos mythologies et tombeau de milliers de morts qui ont voulu fuir la guerre et la misère, une ville où sont passés tant d’envahisseurs et toujours menacée, car au carrefour de deux plaques tectoniques. Leur frottement se retrouve au cœur de la musique free-jazz du saxophoniste palermitain Gianni Gebbia. Le tremblement des danseuses sur le Hallelujah de Léonard Cohen peut renvoyer aussi bien aux soubresauts imprévus de la terre qu’à la crainte qui saisit les humains à l’idée de la mort.
Conçue en spirale comme une sorte de spirale de la vie, abritant 34 personnages, ce qui évoque la spirale de Fibonacci et établit un lien avec le Nombre d’or, ce triomphe de la mort impressionne. Sa reproduction tangue parfois avec grâce au fond du plateau, laissant passer ou faisant disparaître les danseurs. Elle se fane en noir et blanc tandis que la lumière éclaire des détails. Des visages de migrants la remplacent. Les danseurs passent devant la fresque devenant le double des personnages qui y sont peints, une jeune femme tente de résister aux Parques qui la ramènent vers la mort, trois femmes en blouse blanche palpent le sein d’une jeune malade qui tente de fuir avant d’offrir son cou à la mort et à son cheval qui l’emportent. Un grand canot pneumatique, où se serrent les quatre danseurs, envahit la scène. Musique et jeu des lumières font naître la tempête, le bateau qui craque, la mer qui grossit pour tout engloutir.
La mort est invisible. Nous ne savons pas quand elle nous attrapera et pourtant nous en avons une conscience forte. Ici ce sentiment est renforcé par le fait que l’un des interprètes, Chris Obehi, est un jeune migrant nigérian. Il a lui même affronté les périls du voyage, fuyant Boko Haram, prisonnier de gangs en Libye qui voulaient le vendre comme esclave, sauvé de la mort par la grâce d’un jeune enfant qu’il avait recueilli dans son pull-over lors du naufrage du bateau qui le menait vers l’Italie, et installé depuis comme musicien en Italie. Triomphe de la vie enfin.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 19 janvier au Théâtre de la Ville- les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris – à 20h, le dimanche à 15h, relâche le lundi – Réservations : 01 42 74 22 77 ou theatredelaville-paris.com
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