
Lou Simon et sa compagnie Avant l’averse propose un spectacle sous la forme de théâtre documentaire de marionnettes et théâtre d’objets qui nous transporte dans une enquête historique et poétique d’un crime passé sous silence : le massacre par les soldats nazis de civils noirs et de tirailleurs sénégalais le 9 juin 1940 à Rouen et son effacement par les autorités politiques françaises locales de tout bord. Une enquête initiale a été menée par Jean-Michel, professeur d’histoire retraité et une infirmière de nuit, Flora, passionnée de photographies de l’époque de la seconde guerre mondiale. C’est d’ailleurs la photographie d’une charrette ne transportant que des hommes noirs, des civils et d’autres en uniformes, à Rouen qui est à l’origine de leur enquête. Plongés à plein temps dans cette recherche, ils en ont perdu le sommeil. Jean Michel a transmis cet épisode à ses neveux qui à leur tour vont devenir insomniaques en se faisant enquêteurs et vont nous le transmettre au plateau.
Lou Simon, issue de l’école nationale des arts de la marionnette (ENSAM), et Karima El Kharraze, dramaturge, ont co-écrit le texte. La mise en scène de Lou Simon et la scénographie de Cerise Guyon sont particulièrement remarquables et le théâtre d’objets y prend tout son sens. Au centre du plateau, une structure en bois est recouverte de lambeaux de papiers passés à la broyeuse qui cache tout le passé criminel de cette période. C’est à partir de cet espace que Arnold Mensah et Clémentine Pasgrimaud vont se faire passeurs d’histoire en menant un travail de fouille au sens géologique du terme pour faire surgir de ce monticule l’effroyable vérité. Pour construire ce récit, il faut déconstruire le décor bien ordonné, le creuser, le déstructurer pour en faire émerger le lieu du crime et rendre aux morts la dignité que l’Etat français n’a pas voulu leur donner. Ainsi la manipulation des objets fait peu à peu apparaître tous les lieux de l’enquête. Le plan de Rouen est reconstitué tel un puzzle grâce aux boîtes d’archives dont l’une des faces recèle un morceau du plan de la ville. D’autres boîtes servent de mur contre lequel les soldats allemands fusilleront les dizaines de civils noirs et des tirailleurs. Ces mêmes boîtes deviennent pierres tombales des victimes pour la plupart anonymées dans leur recensement. Un arbre témoin subtilement éclairé garde la mémoire de ce massacre. Romain Le Gall Brachet utilise avec beaucoup de finesse les éclairages jouant remarquablement avec l’ombre et la lumière. Plus qu’un théâtre de marionnettes, c’est un théâtre d’objets. Lou Simon travaille à partir de la matière, de l’espace, des images. Pour elle, c’est une façon de métaphoriser le réel. La manipulation par les deux acteurs de la seule marionnette du spectacle sortie de l’ombre de ce passé volontairement enfoui est un moment extrêmement puissant.
Arnold Mensah et Clémentine Pasgrimaud qui jouent plusieurs rôles (neveu et nièce, oncle et infirmière, victimes du massacre, descendants des victimes) nous font participer à l’enquête pour découvrir ce qui a été caché, oublié. Mariana Diedhou, par sa présence muette ou son jeu de percussion, nous remplit d’émotion. Elle incarne avec force la mémoire qui rôde en périphérie de la scène et le tirailleur fusillé dont le monologue final fait vibrer la salle. Saluons également le travail extraordinaire de Juliette Dubreuil comédienne LSF (langue des signes en français) le soir de la représentation qui est parfaitement associée à la mise en scène.
Tout dans ce spectacle est très judicieusement pensé et très original. Il mêle réel et poésie. Il porte haut et fort le travail de mémoire et résonne aujourd’hui comme un lanceur d’alerte à l’heure où la bête immonde rôde et se rapproche de nos espaces de démocraties pour mieux les ensevelir. Il s’adresse aussi bien à des adultes qu’à des adolescents.
Frédérique Moujart
En tournée : 4 novembre 2025 Théâtre Paul Eluard, Festival Pivo, Bezons (95) – 15 novembre 2025 L’Échalier, Saint-Agil (41) – 10 février 2026 Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec (93) – 13 février 2026 Maison du Peuple, Pierrefitte (93) – 10 mars 2026 Espace André Malraux (avec Le Tas de Sable, CNMA), Abbeville (80)
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