Dans les disputes de couple, chacun, chacune veut avoir le dernier mot, les reproches qui fusent de part et d’autre sont sans cesse rejetés et l’imputation des torts semble indéfiniment réversible. Comme disait Roland Barthes, « La Scène est comme la Phrase : structurellement, rien n’oblige à l’arrêter. » (Fragments d’un discours amoureux, 1977). C’est sans doute pourquoi la scène théâtrale se prête merveilleusement bien à la scène de ménage ! Barthes ajoutait qu’une scène ne peut finir que par un évènement extérieur, par épuisement simultané des protagonistes ou par le remplacement du désir par l’agression. Dans Inertes, excepté le premier facteur, tout y est ! De plus, dans une scène de ménage, chacune, chacun a énormément de mal à se faire entendre de l’autre, à s’en faire écouter sans être coupé d’où la compétition à celui qui criera le plus fort !

Comment donc dire à l’autre qui nous quitte, trompe ou simplement déclare ne plus nous aimer tout ce que nous avons sur le cœur sans être interrompu, en développant complètement notre point de vue ? Rien de plus simple, il suffit de l’attacher sur un fauteuil (nous sommes au théâtre) et de le bâillonner afin qu’il soit contraint de vous écouter sans pouvoir ne rien dire ou presque ! Telle est la situation de cette « comédie noire et cynique ». C’est donc à un règlement de compte non pas « en règle » mais hors norme que va se livrer tout d’abord Jeanne, ex-compagne de Pierre (il avait cru en un plan-cul assuré… ). Puis ce sera le tour de Daphné débarquant de Paris à la poursuite de son mari volage mais géolocalisé. Chacune son tour puis ensemble, les deux femmes feront subir à Pierre l’épreuve des quatre vérités. Cette mise à nu morale, sociale et intellectuelle a son versant physique car Jeanne avait pris soin de déshabiller entièrement Pierre avant de l’attacher sur un fauteuil Louis XV. Il fallait que Pierre se sente entravé mais aussi affaibli dans le regard de Jeanne. La mise en scène a cependant sa propre pudeur car absolument rien d’impudique n’est dévoilé de la nudité de Pierre assis dos au public. Seules les deux femmes ont vu sur le membre viril de Pierre qui peut éventuellement conserver pour elles un pouvoir sexuel sinon phallique car pour une fois, ce sont les filles qui commandent au garçon ! L’ordre symbolique du Phallus selon saint Lacan est mis à bas, ridiculisé, humilié… passé du côté des femmes ! La pièce ne manque cependant pas d’humour et en parcourt plusieurs registres comme l’absurde, le ridicule, l’exagération, le cocasse, celui de situation et bien sûr le plus cruel de tous, l’humour noir. Pierre, lui en effet, ne rigole pas. Il souffre non seulement d’être ligoté physiquement et verbalement mais surtout d’être privé de son habituelle autojustification narcissique, de son habileté à retourner les situations désavantageuses au moyen d’une rhétorique bien huilée.    

Comment tout cela peut-il finir ? Si la pièce de Paul Vermersch est aussi originale qu’actuelle, sa mise en scène brillamment assurée par l’auteur est d’une redoutable efficacité. Techniquement, la nudité de Pierre ne peut être que totale tant le supplicié (jamais supplié) s’agite et trépigne sur son fauteuil. Elle induit sur le plan du jeu un engagement fort et décomplexé des comédiens. C’est le cas de Stanislas Toupet qui incarne vaillamment de dos et sans texte, le malheureux Pierre mais aussi de ses partenaires de scène et de fiction. Claire Penalver Smorawinska porte avec audace et détermination le personnage de Jeanne. Abandonnée dans un « désert de désir », elle franchit le Rubicon en séquestrant son ex avec une désinvolture assumée! Manaëlle Cobra embrasse avec indignation et fougue le rôle de Daphné, épouse déçue certes, mais surtout en colère d’avoir aimé un goujat. Et la fin alors ? Pierre sera-t-il libéré, retrouvera-t-il la parole et avec elle, sa mauvaise foi ? À moins que la leçon forcée ne donne de précoces fruits…

Sur le plateau nu comme l’homme, le fauteuil devient chaise électrisée. Les deux femmes, victimes puis bourreaux de paroles, tournoient autour comme des colombes blessées tentées de devenir des vautours. Tribunal sauvage d’une justice immanente. Sans doute, le procédé de Jeanne est violent et injuste mais il est plein de sens théâtralement, puisqu’il crée l’effet tant recherché par les femmes de se faire entendre de celui qui habituellement s’arroge le pouvoir des mots et celui du dernier. Le dispositif peut être vu comme la « machine désirante » de Pierre qui s’enraye et se retourne contre lui, le prenant corps et âme dans ses rouages déchirants. Dans cette arène féminine, le mâle dominant subit une véritable exécution symbolique. Quel verdict ? Peine de mort ou mort de peine ? La mort a déjà frappé du côté de Jeanne et Daphné qui doivent faire le deuil de leur amour : « La mort, c’est surtout cela : tout ce qui a été vu, aurait été vu pour rien. Deuil de ce que nous avons perçu. », François Whal cité par Roland Barthes (Ibid.). Et Pierre se met à pleurer, pleurer, pleurer… Qu’est-ce qui meurt dans les pleurs du « pauvre » Pierre?  

Il ne faut pas s’étonner que Paul Vermersch soit lauréat 2022 de l’Aide Nationale à la Création de Textes Dramatiques (ARTCENA), le travail qu’il nous offre est de grande qualité. Il atteint la perfection au sens d’un achèvement. De la maitrise, malgré sa jeunesse dans le métier ? Certes mais le spectacle traduit surtout une intelligence fine et sensible de la situation dramatique et de sa mise en scène la plus adéquate. Autant de tension que de comique, ce dernier accentuant la première.

« Franchement Pierre, même la fin est décevante », tel est le coup de grâce verbal porté par Jeanne à ce qui reste de Pierre – silex effrité, éclaté, délité. Les deux femmes qui ont aimé cet homme sûr de lui dans sa superbe de séducteur et son prestige social de cinéaste se retrouvent plus que déçues comme vidées, inertes. 

Il faut absolument voir ce remarquable opus de Paul Vermersch, une comédie âpre et étincelante qui ne peut décevoir ni laisser insensible!   

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 30 octobre au 22 novembre 2022, les dimanches, lundis et mardis à 21h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr

Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu