Après Illumination(s) en 2012 et F(l)ammes en 2016, voici le troisième volet de la trilogie Face à leur destin d’Hamed Madani. Alors que le premier volet offrait le plateau à des garçons et le deuxième le réservait à des filles, ce troisième les rassemble dans une mixité qui dépasse sur scène un antagonisme socio-culturel et invite à en faire de même dans « les quartiers ».
Faire accéder à la représentation artistique, donc au débat public, les problématiques d’une jeunesse française vivant en zone urbaine sensible et invisibilisée médiatiquement (sauf pour évoquer le trafic de drogue ou des « émeutes »). Le projet de Madani est clairement engagé du côté de la monstration et de la reconnaissance mais aussi du côté de l’émancipation. Il s’agit de faire entendre la voix de cette jeunesse tout en libérant sa parole. Incandescences donne à voir des corps actifs, revendicatifs, rayonnant d’énergie, de drôlerie mais aussi de fierté dans la diversité culturelle et le respect de chacun. Dans une série de tableaux thématiques traitant des rapports familiaux, du poids des traditions, de l’amour, de la découverte de la sexualité ou de l’identité sexuelle et des rapports de genres, neuf actrices et acteurs non professionnels mais déjà très à l’aise sur scène nous donnent à entendre et à voir leur propre réalité traversée de tabous et de conditionnements qu’ils affrontent avec lucidité et détermination. Sortir du territoire de la cité, physiquement et mentalement, la conquête de la liberté individuelle est à ce prix.
Par les voix, les mots de la rue se font entendre mais dans une parole tenue et précise. À travers des récits tous singuliers, souvent accidentés, la scène théâtrale fait accéder ces corps animés à l’universelle condition humaine entre contraintes et désirs. Les codes vestimentaires des cités, des chaussures à la chevelure, mais aussi la gestuelle de ces jeunes qui dansent leur démarche, deviennent des éléments de mise en scène. Le grand carton d’emballage qui traine souvent au pied des immeubles devient métaphore : s’en extirper pour s’émanciper.
Pour être contemporain, le théâtre doit à la fois être dans son époque et s’en décaler par l’artifice, faire un pas de côté. Face à leur destin est paradoxalement l’expression légère et enjouée d’une réalité pesante, une façon de retourner le destin social subi en tremplin d’avenir. Le destin nous frappe toujours dans le dos, il suffit d’un demi-tour pour se retrouver face à lui et l’affronter, le prendre en main en passant à l’action.
Madani puise les contenus de son travail dans l’épaisseur de la réalité vécue. Véritable plongée ethnographique pour collecter une matière brute propre à être transformée en effets de théâtre. Le metteur en scène a rencontré une centaine de jeunes gens des quartiers populaires dans plus d’une dizaine de théâtres de banlieue ainsi que dans une institution parisienne qui mérite d’être nommée : la MPAA, Maison des Pratiques Artistiques Amateurs (répartie sur cinq sites dans la capitale). Travail devenant collectif au moment de l’écriture en résidence avec les interprètes retenus et les collaborateurs. Parler d’un théâtre documentaire, ce n’est pas nier son caractère spectaculaire, c’est ajouter à la création une dimension sociologique à résonnance politique au sens grec, de la cité athénienne à celle de béton. D’ailleurs le spectacle contient un clin d’œil dédramatisé au conflit tragique : « Il y a la loi et il y a la vie. Alors on s’arrange avec la loi car il faut vivre » dit un personnage en parlant des papiers d’identité… Du coup, la bonne question devient : que vaut une politique qui rend la vie impossible ?
En ces temps de politique spectacle empoisonnée par des idées aussi nocives qu’absurdes, le théâtre de Madani est un antidote salutaire. Sur scène Aboubacar Camara, Ibrahima Diop, Virgil Leclaire, Marie Ntotcho, Julie Plaisir, Philippe Quy, Merbouha Rahmani, Jordan Rezgui et Izabella Zak carbonisent les idées reçues et les stigmatisations méprisantes. « Liberté – Égalité – Fraternité » proclame notre République, Incandescences éclaire de tous ces flambeaux.
Jean-Pierre Haddad
MC 93 Bobigny du 26 au 30 janvier 2022. En tournée dans toute la France et l’Ile de France avec une conclusion au Théâtre Paris-Villette du 11 au 22 mai. Infos : http://madanicompagnie.fr/calendrier/
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