Ce spectacle d’Agnès Limbos, figure emblématique du théâtre d’objet, est un rébus ou un puzzle. Sauf qu’il y manque volontairement quelques images ou pièces qui le rendraient complet et intelligible mais bien moins intéressant, passionnant ! Quelques exemples : une femme avec une veste de fourrure et une seule chaussure est étendue par terre, visiblement après une agression mais elle se relève et va s’asseoir à une table de cuisine sur laquelle va être reproduit en miniature le plateau de théâtre… Il y a aussi des voix off dont la plupart viennent d’un cassettophone : « Qui est cette femme ? Est-ce que quelqu’un dans la salle la connaît ? » La plupart des voix sont des leçons d’anglais loufoques du genre « My taylor is rich » ou font penser aux polars d’Agatha Christie… Sept petites filles de sept ans vêtues d’une robe bleue et pieds nus interviennent également, silencieuses et plus ou moins actives ; elles seraient l’enjeu, l’avenir, l’espoir. Un homme figure par moment. Il est le mâle – Peut-on en attendre du bien ? Sur la table, la femme relevée mimera diverses histoires avec des objets miniatures dont deux autres récits de son assassinat – féminicide(s) ? Collection d’objets qui racontent muettement quelque chose mais aussi actions et pulsions dans une succession diffractée.
Il serait vain de louer ce spectacle déroutant, poétique et drôle en prétendant le rendre parfaitement intelligible. Il ne faut surtout pas le voir avec l’idée que l’on va découvrir une belle histoire ou une fable édifiante ou même y apprendre quelque chose. Plutôt s’y rendre comme on se livrerait à une expérience de théâtre très sensée mais cryptée… Comme beaucoup de choses qui nous arrivent dans la vie !
Cette expérience vaut infiniment le coup car elle nous plonge dans une multitude de possibles interrogations concernant… Concernant quoi ? En effet, quel est le sujet de la pièce ? Le titre en dit quelque chose si nous savons l’entendre : s’il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement alors cela veut dire au moins deux choses : primo et concrètement, je ne suis peut-être pas moche intérieurement ; deuzio et plus généralement, on ne peut juger avec certitude de l’intérieur, du dedans de quelqu’un en ne tenant compte que de ce qu’il est au dehors, dans son comportement ou sa vie extérieure. Notons que c’est une femme qui parle dans ce titre énigmatique – s’agirait-il d’une pièce sur l’identité, la nature d’une femme, de « la » femme générique ou encore du féminin ? Cette nature ou identité serait difficile à saisir, inachevée voire inexistante. Elle ne serait ni définie, ni stable et encore moins éternelle. Comment alors, la pièce qui en fait son sujet (ou son objet !) pourrait-elle être claire, transparente, parfaitement compréhensible et définitive sur la question ? Allons plus loin, si on ne peut prouver une chose comme la « mocheté intérieure » par exemple, par l’extérieur on ne peut non plus prouver le contraire ! L’incertitude grandit à mesure que l’on s’approche (peut-être) de la vérité de la pièce, un peu comme dans la physique quantique où l’observateur modifie les données du champ empirique qu’il étudie.
Peut-on aller plus loin que la science ? Oui, si elle se limite trop au réel factuel ! On le peut avec l’art, avec le théâtre quand il devient surréaliste et c’est (peut-être !) le cas de cette pièce conçue et interprétée par Agnès Limbos et Pierre Sartenaer. Suivons ce fil et posons que le cadavre est « un cadavre exquis » donc pas du tout un cadavre mais un portrait polymorphe et aléatoire, décomposable-recomposable comme dans le célèbre jeu inventé par les surréalistes. Il ne faut jamais oublier le sens que Breton donnait au surréalisme : réaliser l’union entre le réel et l’imaginaire. La lecture surréaliste d’un phénomène est associative, mêlant les motivations conscientes à celles inconscientes. Essayons : une seule chaussure ? Mais il est difficile de trouver chaussure à son pied ! De trouver la bonne personne ou de se trouver… Cendrillon a le pied qui convient à la chaussure du prince… Ici, ce n’est pas elle qui apparaît mais Blanche Neige avec ses sept naines sans chaussures. Sera-ce elle qui mangera la pomme empoisonnée ou la Belle au bois dormant visitée dans son sommeil par un prince pas du tout charmant, plutôt navrant ? Le sens de la pièce se situe dans sa loufoquerie et son apparence absurde. Comme pour un cadavre exquis, chaque morceau d’histoire ou de dessin est sans rapport avec le précédent mais au final on découvre une fable ou une image qui bien qu’insolite fait sens ; ici, le sens se fait autour de la question des femmes, de la domination masculine avec l’enjeu d’une libre féminité.
Mais qui veut assigner aux femmes des rôles ou un genre prédéfinis ? Qui veut qu’une femme ne soit jamais moche à l’intérieur et toujours belle à l’extérieur ? Qui se présente comme prince galant et se révèle abuseur de ses filles, d’un abus donjuanesque ? Qui déplore qu’une femme soit « moche » extérieurement alors qu’elle est belle intérieurement ? (On pourrait élargir à tout être humain.) Qui définit le beau et le moche, le bien et le mal alors même qu’aucun n’existe dans l’absolu ? Qui décrète ce qu’une femme (ou un humain) doit être ? Serait-ce « Dieu » ou « l’Homme » ? Le système sexiste ou celui patriarcal ? Serait-ce l’éducation maternelle des petites filles qui reproduit inconsciemment une idéologie oppressive ? Mother fucker répète le pr-off d’anglais… Enfin, qui cadavérise des femmes au rythme de deux ou trois par semaine en France aujourd’hui ?
Plus les objets envahissent et tiennent leur rôle sur le plateau, comme toutes ces chaussures à talon lancées sur une plaque de métal et qui s’y fixent par aimant, plus la subjectivité du public s’interroge, entre en réflexivité. Ce théâtre d’objet, ludique et critique, génialement mis en scène, plateau, lumière et son est aussi un théâtre de philosophie. Il ne se déclare pas tel pour mieux nous en faire faire : tout objet, « ce qui est devant et dehors », renvoie à un sujet, « ce qui est dessous et dedans » – sujet pensant amené à des interrogations valant par elles-mêmes, par leur puissance d’éclairage.
Il y a tout dans ce spectacle qui montre que tout est possible au théâtre !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Le Mouffetard – CNMa, 73, rue Mouffetard, 75005 Paris. Du 10 au 19 janvier 2023. Du mercredi au vendredi à 20 h, samedi à 18h, dimanche à 17 h. Information et réservations : 01 84 79 44 44 ou sur le site.
Tournée : Synergura Festival, Theater Erfurt, le 25 septembre 2022, Erfurt (Allemagne) ; Léspas culturel Leconte de Lisle, les 8 et 9 octobre 2022, Saint Paul, La Réunion (97) ; Théâtre des Feuillants, le 22 novembre 2022, Dijon (21) ; Junges Ensemble Stuttgart, le 9 février 2023, Stuttgart (Allemagne) ; Theater Heilbronn, le 11 février 2023, Heilbronn (Allemagne) ; Festival MARTO, Théâtre de Châtillon, les 23 et 24 mars 2023, Châtillon (92) ; Théâtre Le Passage, le 4 avril 2023, Fécamp (76) ; Le Sablier-CNMa, le 6 avril 2023, Ifs (14)
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