L’idée de cette fresque historique est née dans l’esprit d’Ariane Mnouchkine lors de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. « Pour pouvoir envisager qui est Poutine, nous devions comprendre de quel ventre, encore fécond, il sortait » dit-elle. Pour cela il fallait remonter à la naissance du totalitarisme soviétique en 1917, à ce moment, ainsi que l’indique le sous-titre de cette première partie, où « la victoire était entre nos mains ». C’est l’année où le Parti Bolchevique, Lénine en tête, réussit à faire main basse sur le pouvoir, non pas en s’appuyant comme l’envisageait Marx sur les masses ouvrières, mais sur une minorité de révolutionnaires professionnels. Sur cette idée d’Ariane Mnouchkine, toute la troupe du Théâtre du Soleil aidée par Hélène Cixous s’est mise au travail. Les trente-deux comédiens de la troupe ont ingéré une énorme matière historique. Tout ce qui est dit dans le spectacle est historiquement documenté, discours politiques, courriers, tractations politiques. La réalité des faits est respectée, ensuite le génie de la troupe, et surtout de sa directrice, est de chercher et trouver comment on va les raconter et les mettre en scène.

Tout commence par un écran où s’affiche l’image de Poutine prononçant un de ses discours mensongers habituel « Nous ferons tout pour dénazifier l’Ukraine », jusqu’au moment où l’écran commence à se tordre, offrant une image vacillante de l’autocrate dont le discours se perd en borborygmes. Nous sommes ensuite projetés en 1916 sur le front du Pas-de-Calais où Churchill écrit un discours qui sonne comme un écho de la situation de l’Ukraine aujourd’hui. Le grand livre d’histoire peut s’ouvrir. On va passer des champs de bataille aux grèves et manifestations de février à Petrograd, s’inviter au quartier général du tzar Nicolas II puis à celui des Bolcheviques, assister aux dissensions entre sociaux-démocrates, mencheviks et bolcheviques, écouter les protagonistes de ces années-là, Lénine, Trotski, Staline, Tsereteli, Dzerjinski, Kerenski, Kamenev, Zinoviev et bien d’autres encore. On assiste enfin à la confiscation du pouvoir opérée à la hussarde par les Bolcheviques, qui ouvrent la porte au totalitarisme en signant la mort du parlementarisme et la dictature du parti avec ses instruments que seront la terreur de masse, l’armée Rouge et la police politique. Ruse, mensonge et cruauté désormais tout est bon pour garder le pouvoir. Ariane Mnouchkine suit ainsi la thèse de Stéphane Courtoisdont le livre Lénine l’inventeur du totalitarisme russe a été parfois contesté. Mais elle a confiance dans l’intelligence de son public et ne lui cache rien des débats qui ont agité les révolutionnaires.

Ce qui emporte tout ce sont les nombreuses idées magnifiques de mise en scène. Ariane Mnouchkine sait créer des images qui s’impriment dans la mémoire des spectateurs. Les séquences s’enchaînent de façon très cinématographique. Des tapis roulés sur le sol et l’on est dans la neige des champs de bataille où le caporal Hitler est, hélas, épargné par le soldat anglais qui le tenait en joue, des praticables à roulette poussés par les acteurs font apparaître des grandes tables de réunion, des palissades ou les réverbères des rues de Petrograd. Des encolures de chevaux suffisent à montrer Nicolas II avec son ordonnance, un petit train arrive poussé par un soldat ramenant en Russie Lénine, expédié par les Allemands dans un wagon plombé. Aux côtés des protagonistes de la Révolution, on croise les habitants de Petrograd, des soldats parfois ivres, une aristocrate, image d’un monde qui se meurt, avec sa domestique, des femmes cherchant du pain. De magnifiques toiles peintes animées d’images vidéo nous immergent dans la ville, vue de la Neva, avec ses brumes, automnales et ses crépuscules. Une musicienne, cachée derrière une sorte de moucharabieh sur le côté de la scène, Clémence Fougea, improvise les grondements d’orage, les pluies, les trombes, les chevauchées et les attaques. Derrière une table de régie à l’avant de la scène, Cornélia, sorte de double d’Ariane Mnouchkine, toujours dans l’urgence de trancher les questions pratiques apporte des notes d’humour nécessaires. Poétiques et un peu inquiétantes, telles les sorcières de Macbeth, trois Babayagas équipées de lampes passent régulièrement, annonçant les dérives qui arrivent.

Le parti-pris de la metteuse en scène a été de faire parler les personnages dans leur langue, le russe, l’ukrainien, l’allemand, le français et l’anglais. On est ainsi complètement dans l’atmosphère des discussions, même si le surtitrage impose un effort au spectateur, d’autant plus que le texte est dense. A défaut de leur donner leur voix, celle-ci étant confiée à des acteurs que l’on ne voit pas mais dont c’est la langue d’origine, tout l’effort des acteurs au plateau est de leur donner un corps. Leur travail est d’autant plus remarquable qu’ils sont affublés de masques comme si ces dirigeants durs et résolus étaient renvoyés par l’Histoire à un statut de marionnette dont seul compterait le discours.

Comme toujours après soixante ans d’existence, les rituels du théâtre du soleil que l’on aime tant, sont là : Ariane Mnouchkine avec son sourire qui déchire les tickets à l’entrée, le hall décoré en relation avec le spectacle, une grande carte de la Russie et de l’Ukraine, le restaurant où sont servis bortsch et pirojki.

Surtout on retrouve cet élan, cette volonté d’entraîner le public qui caractérise les créations du Théâtre du Soleil. A la fin la caméra s’attarde sur le visage figé de stupeur de petites figurines de bois. Ce sont celles des députés élus de la Rada, qui avaient voté peu avant l’indépendance de leur pays, apprenant brutalement par la voix de Lénine, en décembre 1917, que l’Ukraine est désormais une République Soviétique. La volonté du peuple et la démocratie parlementaire sont foulées aux pieds et le totalitarisme soviétique s’affiche désormais clairement. Le public sort visiblement ému par cette dernière image et attend avec impatience les deux prochains épisodes. Le premier « War rooms », sur la période 1925-1945, est prévu pour l’hiver 1925-1926 et le second « il est encore fécond », sur la période 1945-2022, devrait suivre.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 28 février 2025 au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 2 Route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris – du mercredi au vendredi à 19h30, samedi à 15h, dimanche à 13h30 – Réservations individuelles : 01 43 74 24 08, Réservations collectivités : 01 43 74 88 50

Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu