Que faire d’une maladie dont on ne guérit pas, qui ne tue pas, mais qui handicape, comme disent les médecins ? Si guérir, c’est sortir de la maladie, y entrer c’est sortir de soi, être mis dehors. Quid alors d’une maladie chronique? Serait-il anachronique de vouloir en sortir ? De son côté, elle ne veut pas nous quitter ! Dans son récit Hors de moi (2018, Éditions Allia), l’autrice Claire Marin la compare à un amant possessif. Comment s’en défaire ?
Ce seule-en-scène éponyme met intelligemment en paroles et en actes cette relation intime avec une compagne dérangeante qui s’est invitée toute seule et qu’on ne peut congédier. En première personne, la maladie me met « hors de moi », en un double sens : celui de me révolter contre « l’injustice aveugle », pur hasard de la génétique, et celui de me déposséder, de me mettre ailleurs qu’en moi, en transformant mon corps subjectivé en objet pour le corps médical tout puissant… Cessant de pouvoir décider par moi-même, je deviens objet d’une pathologie qui se joue de moi, et des soignants qui n’ont d’yeux que pour mon corps biologique. Objet de soins mais aussi de curiosité, de recherches, de manipulations, d’expérimentations, leçon de chose pour carabins ; objet de compassion pour autrui, voire de pitié pour les proches ; objet d’une « discrimination positive » pour la société. Il ne me reste plus qu’à faire avec, donc sans tout ce qu’un corps sain permet de vivre.
Et si l’on essayait de faire sans la maladie, faire comme si non… ? Reprendre possession du soi-mis-hors-de-soi, refaire corps avec soi ? Au corps du patient, le soignant dit de patienter encore. Non, qu’il soit impatient ! Qu’il bouge, crie sa colère, danse, vive ! Car la maladie est aussi du côté du corps social, ici d’une clinique devenue tyrannique au point de nier toute pudeur, produisant un être déterritorialisé et désérotisé.
En vérité, on n’est jamais handicapé en soi, mais seulement en situation, du fait de paramètres objectifs et intersubjectifs. Sur la scène sociale, se réapproprier son existence est possible par des aménagements techniques et les efforts de rééducation du regard d’autrui. Et sur la scène théâtrale où tant de corps « valides » seraient en situation de grand handicap ? Marie Astier en fait son affaire. Cette jeune actrice et doctorante en études théâtrales est personnellement concernée par la maladie chronique, mais sur la scène des Déchargeurs, c’est la comédienne qui est aux commandes et joue à fond la maladie, feinte ou réelle, et les révoltes du moi. C’est elle qu’on regarde, qui prend toute la lumière. C’est par ses yeux que l’on voit plus clair et par ses mots d’impatiente que l’on partage le sens de ce qui se joue. L’actrice ne résout sans doute pas l’insoluble paradoxe du comédien laissé en friche par Diderot lui-même, en revanche elle interprète à merveille le paradoxe du malade que Claire Marin résume en une formule-choc, « La maladie exalte et excite. » Le corps malade est affaibli, menacé de mort, mais son désir de vivre s’en trouve augmenté, vivifié ! Il ne s’agit plus de jouer de tête ou d’affects, mais de se resubjectiver corps et âme par des performances, à la ville – au salon dirait Denis – comme sur scène !
La comédienne a adapté le récit de Claire Marin avec Simon Gagnage qui a également signé la mise en scène. Elle nous en livre l’originalité, la souffrance mais aussi la résilience, sa vitalité dans un jeu corporel tout en relief : crevasses de la douleur, plaines des accalmies, sommets des envies. Elle fait vivre une malade articulée aux variations de son diagnostic intérieur, dépressif-réactif, passif-actif, jamais plaintif, en quête du jouissif. Les nombreux moments et actions de la dramaturgie se fondent parfaitement dans la scénographie minimaliste de Luciana Bertotto. L’espace, borné d’une bande blanche que l’on aurait cru infranchissable, finit par s’ouvrir sous l’effet d’une nouvelle santé du désir. Un simple banc, de la blancheur des blouses médicales, devient lit d’hôpital ou banquette de salle d’attente, table d’opération ou de salon, tribune ou podium, bureau d’un instant ou tombeau à l’horizon. Les lumières de Johanna Boyer-Dilolo et les musiques de Julien Roussel rythment les peines, colères, joies, chutes et rebonds du personnage.
La maladie et les assignations sociales nous mettent hors de nous, mais le théâtre nous offrira toujours un temps de vie et de réflexion nous ramenant à l’essentiel, au dedans de soi pour en sortir par la bonne voie, celle de la puissance d’agir et de créer.
Ordonnance de vitamines : courir voir Hors de moi.
Jean-Pierre Haddad
Jusqu’au 21 décembre, aux Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Les dimanches, lundis et mardis au samedi à 19h. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
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