Elizabeth Chailloux s’est emparée du texte de Marie N’Diaye, un conte moderne et horrifique. Madame Lemarchand, qui se proclame bourgeoise de gauche et ne cesse de vanter sa bienveillance, convoque Franck, un travailleur précaire. Elle veut embaucher sa femme Hilda pour s’occuper de sa maison et de ses enfants. Elle veut Hilda parce que son prénom lui plaît et parce qu’elle a entendu dire qu’elle est belle et travailleuse. Mais on comprend vite qu’en fait elle veut beaucoup plus. Elle veut qu’Hilda l’aime, soit son amie, aime ses enfants plus que les siens, soit toujours à ses côtés et tant pis pour le mari et les enfants qu’ils ont ensemble. Franck, pauvre et endetté, elle ne cesse de le lui répéter, voudrait récupérer sa femme mais n’y parvient pas. Face à la logorrhée de Madame Lemarchand, qui a les mots pour convaincre, manipuler, séduire ou menacer, il est englouti. Il ne possède pas les mots pour s’exprimer et se défendre. Il sait que Madame Lemarchand a toutes les relations pour le perdre et il est pris au piège de la dette. Hilda elle aussi n’a que son silence, sa distance et sa haine muette à opposer, mais elle finira vidée de toute substance. Elle n’est plus qu’un zombie, comme le dit crûment Madame Lemarchand « crevée … pfuit comme un ballon ». Madame Lemarchand tentera bien d’entraîner Corinne, la sœur de cette Hilda désormais molle et inutile, mais Corinne la chassera en lui criant leur haine.

La pièce est forte et l’écriture de Marie N’Diaye avec ses mots simples, ses phrases courtes jouant sur les répétitions, les boucles est très efficace.

Pour la scénographie, Elizabeth Chailloux a souhaité un espace qui évoque un ring délimité par des panneaux, qui s’ouvrent parfois sur une vidéo des arbres du jardin de Madame Lemarchand ou la banlieue. Chacun des six actes de ce combat se clôt sur du noir et s’ouvre sur des pleurs d’enfants comme dans un conte inquiétant. Quant à Hilda, elle est au centre de la pièce mais on ne la voit jamais.

Nathalie Dessay incarne Madame Lemarchand. De son passé de chanteuse lyrique elle a gardé cette distinction bourgeoise qui sied au personnage. Mais, sous cette apparente douceur bien élevée, se révèle vite une monstruosité terrifiante. Sans aucune retenue et sans la moindre honte, elle envahit tout l’espace, enchaîne remarques déplacées, séduction ou menaces dans un discours sans filtre, une logorrhée dépourvue de toute discrétion qui déstabilise l’autre. Elle est formidable aussi bien quand elle est impérieuse que lorsqu’elle dévoile sa détresse. Elle nous laisse horrifiés quand, à la fin, elle secoue la tête en tous sens pour faire voler ses cheveux comme, dit-elle, le faisait Hilda, quand elle était arrivée chez elle avant qu’elle ne la transformât en zombie. Face à Nathalie Dessay qui, semblable à son personnage vampirise le plateau, Gauthier Baillot impose le sien, ce qui n’est pas simple ! Il parle peu mais sa présence est intense et c’est Lucile Jegou qui apporte la violence de Corinne, celle qui refuse d’être le nouveau jouet de Madame Lemarchand et lui dit carrément « Crève ! ».

Au sortir de la pièce, on pense à ce que disait Pasolini « Le bourgeois est un vampire qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir de la voir devenir pâle, triste, laide et sans vie ». Tout est dit des diverses formes de la domination bourgeoise – par l’argent, par les relations mais aussi par le langage – dans cette fable politique fine et profonde. À voir absolument !

Micheline Rousselet

Jusqu’au 30 octobre aux Plateaux Sauvages – 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris – du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 17H – Réservations : 01 83 75 55 70 ou lesplateauxsauvages.fr

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