Née dans un milieu pauvre en 1838, Adélaïde Herculine Barbin est élevée dans des institutions religieuses pour jeunes filles méritantes. À quinze ans, elle rejoint comme femme de chambre sa mère, gouvernante dans une famille noble puis obtient une bourse pour suivre une formation d’institutrice. Elle prend son premier poste dans un pensionnat de jeunes filles. Elle se lie avec l’une des filles de la directrice qui l’apprécie beaucoup et une relation amoureuse très forte les unit. Herculine n’a jamais eu ses règles, n’a pas de poitrine, a un visage un peu dur avec quelques poils qu’elle rase. Lorsqu’elle est prise de violentes douleurs à l’aine, elle se confie à son confesseur qui l’envoie voir un médecin. Celui-ci annonce qu’elle est un de ces cas d’hermaphrodisme, connu depuis l’Antiquité, qu’une erreur d’état civil a été commise à sa naissance et qu’elle est en fait un homme. On l’oblige à changer d’état civil. Elle s’appellera désormais Abel. Obligée de fuir le scandale créé par le fait qu’elle a toujours fréquenté des milieux exclusivement féminins, séparée de celle qu’elle aime, elle part travailler aux Chemins de fer d’Orléans. Lorsqu’elle perd son travail, elle se retrouve dans la misère et se suicide à Paris en 1868, laissant derrière elle un journal relatant ses souffrances. Le médecin, qui a constaté le décès, le publie dans une revue médicale. C’est là que Michel Foucault l’a découvert à la Bibliothèque Nationale et y a vu un exemple de « ces vies infimes qui ne sont arrachées à l’obscurité que par le heurt d’une rencontre avec le pouvoir ». En le publiant et en le préfaçant, il lui a donné la postérité qu’il méritait.

Catherine Marnas, la directrice du TNBA (Théâtre National de Bordeaux-Aquitaine), intéressée par l’irruption de la question du genre dans la société, a vu dans le récit d’Herculine Barbin non seulement un tremplin pour parler du genre mais aussi l’histoire emplie de sensibilité et d’émotion d’une personne inter-sexes, comme on les nomme aujourd’hui, propre à ouvrir l’esprit des spectateurs. Obligée de changer d’assignation sexuelle, « héros malheureux de la chasse à l’identité » selon les mots de Michel Foucault, Herculine Barbin a subi dans sa chair et jusqu’au suicide un « problème » qui n’était pas le sien mais celui d’une société figée dans ses certitudes. Michel Foucault rappelle que jusqu’au XVIIIè siècle les hermaphrodites n’étaient pas assignés à un sexe de façon rigide et que ce n’est qu’ensuite que l’État a restreint leur libre choix, confiant aux experts le soin de dire quel doit être le sexe juridiquement reconnu de l’individu.

Catherine Marnas avec l’aide de Procuste Oblomov a adapté le texte et l’a mis en scène avec douceur et délicatesse. Des lits couverts de voiles blancs, des murmures indécis, des visuels flous en fond de plateau, évoquent ces gynécées religieux, ces mondes clos féminins hors du monde, où Herculine a vécu les années heureuses de sa première vie. Le pantalon et la veste noire dont on la revêtira lorsqu’on la déclarera homme, qui remplacent ses longues chemises de drap blanc, signent le début de son malheur. Huming Hey, un acteur qui se revendique gender fluid et fut le Mowgli du Jungle book de Robert Wilson, porte la voix d’Herculine Barbin. Il en a la fragilité, la minceur, la mélancolie. Il est homme et femme à la fois, sans identité sexuelle nette et il nous trouble comme il troublait les jeunes filles du pensionnat et leurs vieilles institutrices. Catherine Marnas a souhaité qu’il ne soit pas seul sur le plateau. Il est accompagné par Nicolas Martel. La parole passe de l’un à l’autre. Ce dernier est le récitant des rapports médicaux et d’autopsie, évoque la mythologie de l’hermaphrodisme dans les Métamorphoses d’Ovide et fait le lien entre l’époque d’Herculine et celle de Michel Foucault. Plus grand et plus athlétique que Huming Hey, il le prend dans ses bras, drape ses vêtements et semble parfois le bercer.

Il n’y a rien de provocateur dans la mise en scène qu’a choisie Catherine Marnas pour raconter l’histoire de cette femme devenue homme contre son gré. Elle se situe dans le registre de la tendresse pour porter avec conviction l’idée que l’être humain ne peut être réduit ni à son sexe de naissance ni à un genre figé. Et c’est très beau !

Micheline Rousselet

Jusqu’au 3 décembre au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h – Réservations : 01 45 45 49 77 ou billetterie@theatre14.fr

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