Nadia est comédienne. Sa troupe travaille à la table le texte d’Euripide, Hécube. Une tragédie dans le contexte de l’après-guerre de Troie. Nadia joue Hécube, femme de Priam, roi de Troie. Comme son camp a perdu, elle est réduite en esclavage, c’est la coutume. Mais rien n’imposait qu’Hécube subisse l’atroce drame de voir son fils Polydor mis à mort et laissé sans sépulture. Il avait été confié, avec un trésor, à Polymestor, le roi de Thrace, qui devait le protéger et qui s’est mué en bourreau. La souffrance appelle vengeance : Hécube fait crever les yeux de Polymestor et égorge ses deux jeunes fils de ses propres mains. Dans la tragédie grecque, ça ne rigole pas. On va au bout des passions et de la violence des actes qu’elles engendrent. C’est à ce prix – celui du sang et des larmes – que la volonté des dieux et la force des lois de la Cité peuvent finalement triompher.

Mais Nadia est aussi mère d’un enfant atteint d’autisme profond, nommé Otis, victime de maltraitance dans l’institution qu’il fréquente. Otis comme Otis Redding et la musique de Pedro Costa composée « à la façon de » rythme le drame. Otis est autiste et son langage est réduit à des formules contradictoires faites d’un mot et de sa négation comme « calme, pas calme ».

La forme de ce syntagme antinomique serait-elle la clé de la pièce de Tiago Rodrigues ? « Hécube, pas Hécube » pourrait alors être le résumé d’une prosodie intérieure d’Otis parlant de sa mère : ma mère joue Hécube mais n’est pas Hécube et cependant, elle l’est car moi aussi, son fils, j’ai subi des sévices de mes protecteurs. Nadia joue donc Hécube et n’est pas Hécube mais son vécu l’inscrit dans le tragique d’Hécube. La tragédie n’a pas d’âge, elle est d’hier et d’aujourd’hui. Ses formes peuvent changer, ses ressorts restent ceux de la nature humaine prises dans des logiques passionnelles ou de pouvoir.

Nadia-Hécube souffre, pour autant elle ne peut réparer l’injustice elle-même comme Hécube, car depuis au moins Thomas Hobbes (1588-1679), le Contrat social a retiré tout droit de punir à l’individu privé. Nadia ne peut se venger et ne peut que réclamer justice. Elle doit porter plainte devant le tribunal et ses méandres, alors qu’Hécube portait sa plainte dans son acte vengeur et ravageur.

Nadia est Hécube et n’est pas Hécube. Mais l’intérêt de la pièce serait faible si les deux registres de narration, celui du jeu théâtral et celui de la mère citoyenne restaient étanches… Ils s’interpénètrent et se court-circuitent. C’est devant le procureur que Nadia est la plus à l’aise en Hécube et les mots d’Euripide lui viennent aisément. Le délégué ministériel à l’enfance, convoqué à titre de témoin, n’est pas aveugle mais ne veut rien voir de la maltraitance et moins encore sa culpabilité : « responsable mais pas coupable » selon la formule prononcée par Georgina Dufoix lors de la crise du sang contaminé en 1991 et désormais légendaire dans la bouche des pleutres.

N’en disons pas plus, sinon que tous les rôles tenus par des comédiens et comédiennes de la Comédie Française sont entraînés dans la double histoire, celle d’Hécube et celle de Nadia. Elsa Lepoivre dans celui de Nadia-Hécube-pas-Hécube est d’une grande présence et force. La tragédie lui va bien, celle antique comme celle d’aujourd’hui. Denis Podalydès dans le rôle d’Agamemnon et du Procureur, est génial pour apporter au cœur du tragique quelques touches de comique bien utiles à l’acceptation du drame. Éric Génovèse, Polymestor et un éducateur accusé de maltraitance, met tout son talent au service du cynisme châtié ou du déni hautain. Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula et Séphora Pondi servent fort justement les autres rôles. Tous sont habillés de costumes noirs paraissant inachevés et comme entre deux temps, subtilement réalisés par José Antonio Tenente.

Cette création de Tiago Rodrigues qui signe l’œuvre et la mise en scène a quelque chose et même plusieurs choses de magistral. L’actuel président du Festival parvient de nouveau comme dans ses œuvres précédentes à donner aux drames de notre époque la profondeur du temps ainsi que celle du questionnement éthique, voire politique, dans la mesure du possible… Mais il le fait là de manière grandiose, avec un art accompli de la mise en scène, aidé pour la scénographie de Fernando Ribeiro. Dans la vastitude minérale de la Carrière de Boulbon, Tiago, comme tout le monde l’appelle dans les rues d’Avignon, parvient à la fois à ouvrir l’espace à un double récit, engageant la Cité et à le resserrer sur l’intimité du vécu. Par le jeu des lumières et de pseudo-sorties à cour ou à jardin, l’espace scénique change d’échelle, se vide ou se remplit ; un espace structuré par deux tables dont l’une, celle du fond, est comme le fantôme de l’autre où se font tantôt la lecture d’Euripide tantôt les interrogatoires du procureur. Comme une boutade envers ses camarades de répétition, Denis Podalydès lance à plusieurs reprises « Euripide aurait mérité mieux ! ». Est-ce possible sans tomber dans l’académisme ?

Dans la pénombre, un monument se cache derrière un immense voile noir. Il sera dévoilé en écho à la punition divine d’Hécube, métamorphosée en chienne pour avoir mordu les pierres qu’on lui lançait.

Dureté de cette chienne de vie. Grandeur d’un théâtre qui en joue sans tricher.

Jean-Pierre Haddad

Festival d’Avignon. Du 30 juin au 16 juillet 2024. Carrière de Boulbon à 22h. Informations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2024/programmation/hecube-pas-hecube-348428

Tournée : 26 et 27 juillet 2024 Festival d’Athènes-Épidaure (Grèce) – 11 et 12 septembre 2024 Divadlo International Theatre Festival (Pilsen, République Tchèque) – 20 et 21 septembre 2024 Slovenské národné divadlo (Bratislava, Slovaquie) – 26 et 27 septembre 2024 Bitef Beogradski Internacionalni Teatarski Festival (Belgrade, Serbie) – 7 et 8 octobre 2024 Cankarjev dom (Ljubljana, Slovénie) – 2 et 3 novembre 2024 Istanbul theater Festival- İstanbul Kültür Sanat Vakfı (Turquie) – Du 15 au 23 novembre 2024 ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie – Du 28 novembre au 1er décembre 2024 Comédie de Genève (Suisse) – 6 et 7 décembre 2024 Anthéa Antipolis théâtre d’Antibes – Du 3 janvier au 5 janvier 2025 Teatros del Canal (Madrid, Espagne) – Du 9 janvier au 11 janvier 2025 Centro Cultural de Belém (Lisbonne, Portugal) – 17 et 18 janvier 2025 deSingel (Anvers, Belgique) – Du 23 au 25 janvier 2025 Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – 29 et 30 janvier 2025 La Coursive Scène nationale de La Rochelle – Du 28 mai au 25 juillet 2025 Salle Richelieu, Comédie-Française (Paris)

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