C’est à l’occasion d’un voyage au Canada, où il découvre la ville de Stanstead installée sur la frontière canado-étasunienne que Renaud Cojo a l’idée de cette pièce. À l’heure où des migrants poussés par la guerre ou la misère fuient leur pays au péril de leur vie, il a désiré parler de ces frontières qui dressent des barrières devant eux. Mais en partant des bizarreries loufoques et poétiques de la ville de Stanstead, il offre une approche originale de la question. À Stanstead, au Haskell Opera House, la scène est au Canada tandis que le public est aux États-Unis et la frontière n’est matérialisée que par une ligne dessinée sur le sol ; à la bibliothèque, la porte d’entrée est au Canada et la salle de prêt aux États-Unis ! Les Beatles dont deux étaient interdits de séjour aux États-Unis avaient prévu, grâce à ces bizarreries, d’y donner un concert, qui fut finalement interdit.
Comme à son habitude, Renaud Cojo va mêler les genres. On démarre sur deux hommes ayant un peu abusé du whisky qui se lancent en 1772, dans un tracé de frontière dans la neige, un tracé très approximatif, si approximatif qu’ils décident de le matérialiser par une bande de scotch noir et si une branche constitue un obstacle, qu’à cela ne tienne, on passe le scotch par dessus ! On glisse du poétique au burlesque, du réalisme à l’étrange et on s’interroge. La frontière peut être matérialisée par des dizaines de flacons de verre qu’une femme nue va ramasser un à un et attacher par du scotch autour de sa taille, une grosse chenille se tortille sur le sol, un Pikachu échappé des Pokemon erre sur la scène, des sacs tombent des cintres au coup de sifflet. On passe d’une langue à l’autre. La musique contribue à désorienter le spectateur. De toutes façons, ce monde marche sur la tête et les arbres, qui forment une frise en haut de la scène, ont la tête en bas. Renaud Cojo excelle à créer des images qui excitent l’imagination.
C’est un film réalisé avec Laurent Rojol et qui semble venu de très loin dans le passé, en noir et blanc et en sépia, qui va donner les clés de ces scènes étranges à la fin du spectacle. Les sacs qui tombaient des cintres deviennent gilets de sauvetage, des corps gisent sur le sol, le fond de scène s’entr’ouvre laissant apparaître le hall du théâtre, comme un élément du décor, avec ces passants qui s’arrêtent à peine, devant ces gisants. Mais les voient-ils ou sont-ils indifférents ou résignés ?
On peut regretter la coupure entre la première partie, théâtre-performance, et la seconde partie occupée par le film. Mais on peut aussi se laisser emporter par la poésie et l’étrangeté de la première partie et trouver une autre forme d’émotion dans la seconde qui se termine sur une très belle idée, où là encore la surprise est au rendez-vous, mais aussi sur une note plus sombre. Cette frontière qui semblait un peu fantaisiste avec ses absurdités loufoques, que l’on avait envie de franchir comme par jeu, devient enfermement et ce n’est plus drôle du tout.
Micheline Rousselet
Du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 19h
TnBA-Théâtre du Port de la Lune
Place Renaudel, Bordeaux
Réservations 05 56 33 36 80
Tournée ensuite : le 21 novembre à Bergerac, le 6 février à Tulle, le 9 février à Montbéliard, du 20 au 22 février au CDN de Thionville, le 18 mai à Agen
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu