Rappelons le principe de ces « Grand ReporTERRE » qui en sont à la 8 ème édition : deux fois par saison,
journalistes et artistes se retrouvent au Théâtre du Point du Jour à Lyon. Ensemble, ils s’emparent d’un sujet d’actualité et le « mettent en pièce ». Regards croisés entre sensibilités artistiques et expertises engagées mais aussi entre des temporalités et enjeux différents. Il en résulte un théâtre hybride qui ne manque pas de remuer, agiter, informer, émouvoir, faire cogiter son public qui en général est appelé à participer sur scène ou depuis la salle.
L’hashtag 8 de Grand ReporTERRE s’empare d’un sujet grave et explosif : les discriminations intersectionnelles (racistes, sexistes, sociales) et leur mémoire collective ou individuelle soutenues par la question « Que serait rendre vraiment justice ? ». Contexte brûlant avec le meurtre en juin dernier à Nanterre du jeune Nahel, commis par un gendarme ou plus largement, les violences policières en augmentation exponentielle sous les deux quinquennats Macron. Mais aussi les 40 ans de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de l’automne 1983. Le projet naquit d’ailleurs non loin du théâtre à Vénissieux, autour de Toumi Djaïda, le président de SOS Avenir Minguettes qui avait été grièvement blessé par un policier usant déjà abusivement de son arme de service. Lucie Berelowitsch directrice du Préau Centre Dramatique National de Vire-Normandie, aidée de la journaliste et essayiste Rokhaya Diallo, a conçu et mis en scène le spectacle. La chanteuse d’origine camerounaise Cindy Pooch et le musicien Baptiste Mayoraz y ajoutent leurs talents.
Sur scène, les temps et les lieux se succèdent dans une circulation physique et mentale des acteurs : récits, un manifeste de Rokhaya Diallo intitulé « Le saviez-vous ? », chants, témoignages autobiographies des trois femmes, sketches de dérision sur l’illusoire liberté d’expression des plateaux de chaines d’infos en continu, plusieurs documents vidéo dont une interview par Rokhaya Diallo elle-même d’Angela Davis, la célèbre activiste insistant sur la nécessité d’articuler les luttes intersectionnelles des femmes noires à la défense des valeurs universelles comme la liberté. Sinon, on y parle aussi de « violences systémiques » dans la police ou de « racisme systématique » dans les médias, le tout dans une tonalité assez woke ou « décoloniale ».
La question d’un spectateur met les pieds dans le plat, en gros : faut-il jeter le bébé de l’universalisme
humaniste avec l’eau du bain de l’ethnocentrisme occidental ? Très justement, Rokhaya Diallo rappelle que l’universalisme « de surplomb » hérité des Lumières s’est fourvoyé dans le colonialisme tout en reconnaissant que l’intersectionnalité a besoin d’un « universel latéral » tel que le philosophe Souleymane Bachir Diagne l’a conceptualisé. Un concept alternatif en effet très pertinent dont le philosophe a déclaré avoir trouvé la formule chez Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) : « Un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. » (Signes, «De Mauss à Lévi-Strauss », 1960). « Rendre justice », il le faut mais ce n’est pas une mince affaire car nous risquons toujours de manquer de justesse ou de commettre de nouvelles injustices. La voie est étroite mais doit être travaillée « largement».
Réjouissons-nous donc que ce travail se fasse aussi dans les salles de théâtre et collectivement. L’art
dramatique n’est-il pas aussi une façon de « rendre justice » ? Pour le moins, il remet en mémoire et offre à la réflexion les drames humains en leur redonnant vie, sens et sentiments.
Saluons donc ce « # 8 » et remercions les autrices-actrices ainsi qu’Angélique Clairand et Éric Massé qui, à la direction bicéphale du Théâtre du Point du Jour, ont suscité la série théâtrale Grand ReporTERRE, manière de faire reportage de ce qui, quelque part sur Terre, mérite et appelle notre regard, notre engagement.
Jean-Pierre Haddad
Théâtre du Point du Jour, 7 rue des Aqueducs, Lyon. Les 7 et 8 novembre à 20h. Reprise à venir au Préau, CDN de Vire-Normandie.
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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