On pourrait parler d’une « série théâtrale » : depuis janvier 2020 et deux fois par an, Angélique Clairand et Éric Massé font se rencontrer journalistes et artistes en leur Théâtre du Point du Jour dans le quartier éponyme de Lyon. Mais comment croiser un travail sur les jours qui passent et celui sur ce qui fait permanence chez les humains, comme l’amour ou la haine, le pouvoir ou la mort, les autres, famille, amis, ennemis, la nature ou la société, la peur ou l’espoir, etc.? Au-delà de l’articulation des temporalités : le temps court pouvant avoir une suite et l’éternité se vivant au présent, le Point du Jour a su trouver un terrain commun : la militance, au sens du désir d’intervenir dans le monde, sur terre en s’emparant d’une question urgente ou cruciale pour la comprendre ou « mettre en pièce » afin de se donner plus de chances d’agir dessus. Après « Le Cyberféminisme » en 2021 ou « Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? » en janvier 2022, le numéro 6 de ce « Grand Reporterre » a ciblé le système médiatique et politique de l’information.

C’est en fait à une double rencontre croisée que nous convie le duo « AngelÉrique » du Point du Jour. Côté gens de théâtre, Aurélie Van Den Deale qui dirige le Théâtre de l’Union à Limoges, CDN du Limousin, depuis 2021 se délocalise à Lyon et y apporte son talent de metteuse en scène sans complexe. Elle est accompagnée de Sidney Ali Mehalleb, auteur-interprète qui manie les mots et le sourire comme un slameur. Ensemble ils mettent en œuvre une expérience scénique hybride et novatrice en faisant intervenir deux « grandes reporterres ».

Deux déambulations sont proposées au public. L’une de ces promenades dans le théâtre est appelée « Olives vertes »… Venant des terres du sud, Hélène Servel enquête avec indépendance, courage et persévérance sur l’exploitation de la main d’œuvre agricole dans le midi de la France : mépris systématique et intersectionnalité entre exploitation capitaliste, racisme et sexisme (quand il y a des ouvrières). Venant des terres de l’ouest, Morgan Large fondatrice de « Splann ! » dénonce avec ténacité et constance sur les ondes bilingues de Radio Kreiz Breikh dans son émission La Petite Lanterne la collusion d’intérêts chez des industriels et agriculteurs locaux étant également des élus en postes. Acceptant une déterritorialisation géographique et professionnelle en montant sur les planches lyonnaises, les deux « reporterres » se reterritorialisent en devenant durant deux soirées les actrices de leurs engagements. Hélène accompagnée de son violoncelle, nous parlera avec la complicité de Sidney de la mort sur son lieu de travail, d’Elio ouvrier agricole espagnol employé par une boîte d’Intérim au nom cynique de Tera Fecandis (audace latine signifiant « terre fertile »). Le 7 juillet 2011, Elio ramassait des melons sous une chaleur torride mais le contremaître lui refusa les pauses pour se désaltérer jusqu’au moment où l’ouvrier s’effondra sur place. Transféré à l’hôpital d’Avignon, il décidera le 11 juillet, officiellement de « un golpe de calor »… Carmen Maldonado, sœur d’Elio portera plainte mais la « mise à mort par exigence de rendement » restera impunie. Coup de chaleur mortel asséné avec la violence sourde d’une exploitation éhontée aux relents d’esclavage. Sous-traitance va avec maltraitance : Tera Mortiferum.

L’autre déambulation s’appelle « Beurre salé ». Morgan à son micro et depuis un studio de radio habilement suggéré, accompagnée de Lauryne Lopes de Pina, nous replonge dans le scandale des algues vertes. Ces algues polluantes et toxiques pour la faune et la flore sont causées de l’élevage industriel. Les « fermes usines » qui concentrent des milliers de porcs ou de poulets ont d’énormes rejets de nitrate par leurs effluents (eaux souillées par les déjections animales), lesquels pénètrent les sols et les cours d’eau. Sur certains littoraux bretons (ou normands) il s’en suit une prolifération d’algues vertes dont les gaz toxiques qu’elles dégagent ont déjà tué au moins deux personnes pour ne parler que des humains. Le sujet est documenté mais l’État a choisi de faire prévaloir les intérêts capitalistes sur la santé publique et l’environnement. Il faut dire qu’il est bien « tenu » par les lobbies agro-industriels qui ont aussi leurs soutiens parmi les élus locaux. Intérêts égoïstes sauvés, addition pour tous très « salée » ! Après le hall du théâtre et ses olives vertes plutôt « amères », nous nous installons dans les coulisses, assis sur une pelouse verte synthétique qui au fur et à mesure du récit devient suspecte ! À côté de Morgan qui rejoue pour nous ses émissions de radio, Lauryne double son discours par une pantomime parcourant tout l’espace partagé. Immersion et participation des spectateurs sont également au programme.

Entre public, journalistes et comédiens, l’effet politique de ce théâtre engagé n’est pas seulement d’alerter mais aussi de faire tomber les barrières de la représentation et celles de la division sociale, de créer du collectif condition sine qua non de la démocratie. Certes, les transformations sociales ne se font pas au théâtre mais il ne faut pas compter sur les médias dominants – dominés en France à 90% par 9 milliardaires – pour éveiller les consciences !

Le territoire français est maillé d’une multitude de lieux de création dramatique. Nous le devons à des politiques culturelles passées, qui dans le sillage de Jean Vilar et du T.N.P. ont été vraiment « progressistes » ; bien évidemment ces lieux ne sont pas tous « militants » ou engagés de la même façon et ils ne semblent pas pouvoir « faire le poids » contre les rouleaux compresseurs de « l’information-désinformation » des Bolloré, Pinault et autres magnats des médias ; mais ne sont-ils pas tous des lieux possibles de contre-culture, des lieux de médiations et d’information, de savoir et de réflexion, de prise de conscience et pourquoi pas des terrains d’émergence de l’esprit collectif ?

Un immense merci au Point du Jour et à tous les théâtres qui participent activement aux Lumières d’aujourd’hui.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Point du Jour, 7 rue des aqueducs, Lyon. Jeudi 23 février à 20h & vendredi 24 février à 20h. À venir : La Fabrique de la domination, carte blanche à Carole Thibault. Mercredi 3 et jeudi 4 mai à 20h.

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