« Pourquoi ouvrir sa porte en pleine nuit ? » Surtout quand on a une tante à l’article de la mort et qu’on marie sa fille le lendemain : huit cents poulets commandés et quatre cents invités ! Ainsi commence cette drolatique pièce de l’auteur israélien Hanok Levin (1943-1999), auteur prolifique et génie du mélange des genres théâtraux.
« C’est quoi cette histoire qui ne tient pas du tout ? » lâche Latsek Bobitshek dont la mère est morte dans la nuit mais qui a du mal à faire passer la nouvelle à sa cousine qui préfère ne penser qu’à la noce de sa fille. Mais justement l’histoire tient de ne pas tenir ! Tout fout le camp et pourtant tout continue et fait sens en dépit ou grâce à l’absurde apparent – un absurde comparable à un oignon : on enlèverait les couches patiemment pensant arriver à un noyau mais il n’y a que des couches !
Ces Funérailles d’hiver sont une fable familiale qui raconte un joyeux désastre et qui nous tient par un fil invisible de bout en bout. Mais cet O.T.N.I. (Objet Théâtral Non Identifié) de la galaxie Off a plus de deux bouts dans sa dramaturgie ! Bouts de quel fil ? Celui de la familiarité, de la chaleur humaine et de la fantaisie. Dans cette famille explosée par la concomitance d’un deuil et d’une noce, nous sentons bien que quelque chose de la vie de chaque famille est en jeu. Solidarité mais rivalité, grande affection et petites détestations, franchise et hypocrisie, égoïsme et dévouement, joies collectives et tristesses qu’il faut balayer comme on fait le ménage au logis. On rit, on est attristé, on est étonné du ton comique, irrévérencieux avec lequel des choses sérieuses sont traitées, et on aime ! Il y a de la satire et du burlesque mais aussi en filigrane des interrogations profondes sur le « mal nécessaire » qu’est la famille nucléaire. Une œuvre surréaliste où une famille entière peut s’envoler dans les airs et se retrouver sur l’Himalaya ! On pense bien sûr aux peintures de Marc Chagall où le haut et le bas, l’ordre et le désordre, le rationnel et l’irrationnel deviennent des notions très relatives.
Mais tout cela tient éminemment à la formidable mise en scène d’Arno Léon. « Aux âmes bien nées… » ce jeune metteur en scène fait preuve d’une extraordinaire intelligence scénique. En effet, au texte déjà riche et truculent de Levin, il ose ajouter des marionnettes, des masques et de la musique, le tout en recherchant un jeu d’acteur parfois proche de la pantomime. Il en résulte un théâtre généreux, une exubérance sympathique et une grande dépense de cœur et de corps. Hanok Levin disait que son choix du théâtre tenait à son caractère « palpitant », comme un être vivant qui vibre et vit devant nous, en présence. C’est exactement ce qui s’exprime dans cette mise scène qui devient une « mise en vie ». Les jeunes comédiens se donnent complètement à leur jeu et à leur différents personnages. Comme certains sont masqués et qu’il y a deux marionnettes dans la distribution, on a l’impression que la troupe est constituée d’une dizaine de membres alors qu’ils ne sont que six avec le musicien, au plateau ou parfois derrière des carrousels improvisés. Quelle vitalité dans les performances d’acteurs et quelle assurance dans les clins d’œil au public par-delà le quatrième mur ! Les marionnettes des mariés et les masques grimaçants de deux joggeurs improbables mélangés aux autres personnages créent un effet de mondes parallèles qui se côtoient et dialoguent entre eux avec une familiarité évidente ; un monde de tolérance entre humains et envers les non-humains ! La guitare de Victor Breda jouant le jazz manouche du groupe Opa Tsupa, nous entraîne dans la danse folle de cette famille « cul par-dessus tête ».
Je m’arrête là car il faut bien terminer mais j’aurais tellement envie de continuer à lancer des bouquets de fleurs à ce petit bijou de la compagnie Aitvaras et à sa distribution : Arno Léon, Lise Gillet, Thibault Schrevelle, Loïs Vial, Estelle Ruffin et Victor Breda ! Sans trop prendre de risque, un spectacle du Off 2024 qu’on peut aller revoir le jour de clôture du festival !
Aitvaras, c’est une sorte d’oiseau-dragon de la mythologie lituanienne, esprit ambivalent qui peut semer la zizanie ou offrir l’abondance par ses larcins. Deuxième spectacle de cette jeune compagnie (après Kroum, L’Ectoplasme du même auteur), ces Funérailles d’Hiver font effraction dans la chaleur avignonnaise à deux pas des remparts. Faites le mur !
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off, du 3 au 21 juillet 2024. Théâtre de l’Adresse, 2 avenue de la Trillade. Tous les jours à 13h35. Relâche les 9 et 16 juillet. Informations : https://www.festivaloffavignon.com/lieux/11-adresse-l-
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