En 1348 la Peste noire sévit à Florence. Un toscan cultivé dans les lettres latines mais aussi dans les fabliaux médiévaux et les romans de chevalerie français imagine un genre littéraire nouveau, celui de la nouvelle. Son nom est Giovanni Boccaccio, pour nous Jean Boccace et il imagine que pour fuir la pandémie dix jeunes gens de familles nobles s’installent dans la campagne toscane. Pour s’occuper, ils décident de raconter chacun et chaque jour une histoire sur un thème choisi ou libre. Cela donnera le célébrissime Décaméron, pour « dix jours » multiplié par dix nouvelles par jour…
Au printemps 2020, le Covid 19 sévit dans le monde entier et la France est totalement confinée. Le maître-mot est « distanciation sociale »… Rien à voir avec celle théâtrale de Brecht ! D’ailleurs, les théâtres comme tant d’autres lieux de culture et de vie sociale sont fermés. On parle d’une éventuelle réouverture dans des conditions sanitaires strictes, jauges, masques, distances, etc.
C’est à la croisée de cette référence au père de la littérature italienne en prose et de la situation pandémique que germe en Anne-Laure Liégeois l’idée de Fuir le fléau. Pourquoi ne pas faire des théâtres une campagne toscane ? S’y réfugier en des lieux multiples, scène bien sûr, mais aussi loges, entrée, locaux techniques, salles de travail, etc. en réunissant un petit groupe de spectateurs et un conteur ? Que chaque conteur passe d’un lieu et groupe à l’autre et que donc les histoires tournent et offrent dans leur diversité un divertissement qui sans nier la réalité la fasse à la fois oublier et voir autrement, la dépasser pour mieux y penser. Une fuite assumée loin de la scène sociale de la contamination au moyen de fictions qui, tout en parlant de ce que l’on fuit, permettraient de le mettre à distance, celle paradoxale du théâtre. S’échapper non pas avec ses jambes ou en train comme à la veille du confinement de 2020 mais en s’asseyant dans un théâtre revisité et par les oreilles. Il fallait donc des textes. Anne-Laure Liégeois en fait commande à plusieurs auteur.es de la façon suivante : « Où l’on raconte une histoire sur ce que l’on fuit pour mieux le fuir. »
Fuir le fléau en est le résultat surprenant, réjouissant, novateur, pur moment d’évasion et de réflexion, expérience inédite de théâtre ! L’art de transformer le réel en théâtre à vivre. Véritable dispositif expérimenthéâtral que nous propose en six récits et lieux la metteuse en scène et ses comédiens de la Compagnie Le Festin (avec des alternances) : Alvie Bitemo, Olivier Broche, Vincent Dissez, Olivier Dutilloy, Anne Girouard, Norah Krief, Nelson-Rafaell Madel et Isis Ravel. Les auteurs sont presque vingt et leurs textes tournent aussi d’une ville à l’autre ; par exemple Emmanuelle Bayamack-Tam, Rébecca Déraspe, Leslie Kaplan, Philippe Lançon ou Laurent Mauvignier. Quelle est belle cette histoire de nostalgie amoureuse provoquée par un air de musique jouée dans la rue par un « ennemi invisible » ! Qu’elle est folle et signifiante cette fuite collective en TGV qui finirait en orgie ferroviaire, histoire de conjurer la mort par le sexe ! Qu’elle est vraie cette hystérie provoquée par des boutons ! Qu’elle est judicieuse cette invention de l’épluchecon !
Mais est-ce immoral que de vouloir fuir un fléau collectif ? Fuite d’un temps court, fuite par la pensée et l’imaginaire, fuite avec gel hydraulique et masques chirurgicaux ! Fuite aussi à plusieurs avec un conteur pour passeur et un partage autour d’un verre à la fin… Non, pas du tout immoral mais salutaire ! Voire politique si l’on considère sérieusement la gestion de la crise par les autorités publiques oscillant entre précipitation et autoritarisme. Fuir pour comprendre, pour reprendre goût à la vie. Fuir pour s’en sortir au moins mentalement, « le mental ça compte » et ça se raconte ! Fuir pour reprendre un peu de pouvoir sur les choses…
Jean-Pierre Haddad
À La Piscine, Chatenay-Malabry du 13 au 15 janvier. Le spectacle a été créé en septembre 2021 à L’Équinoxe de Châteauroux, est passé par le Volcan au Havre et sera en tournée à la Filature à Mulhouse les 21 et 22 mai.
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