1546, Rabelais s’apprête à publier le Tiers Livre et reçoit la visite d’un docteur de la Sorbonne qui le menace de périr sur le bûcher s’il ne cesse pas de publier ses ouvrages blasphématoires. Il lui apprend que c’est déjà le sort que vient de subir son ami Étienne Dolet. Rabelais refuse et tourne le docteur en ridicule, mais comprenant que le privilège royal qu’il a obtenu ne suffira pas à le sauver, décide de fuir. Alors qu’il s’apprête à partir, il reçoit la visite de son ami Clément, rencontré lors de leurs études de médecine, qui tente de le raisonner. Rabelais refuse, il a déjà changé le mot de sorbonnard en sophiste, mais ne veut pas renoncer à tout. Il veut continuer dans la voie de ses amis humanistes, pourfendre la bêtise et l’hypocrisie, vanter la nécessité de l’éducation et les bienfaits du rire. Il part se réfugier auprès de son protecteur l’Évêque de Paris, Jean du Bellay. Épuise il s’endort, ses personnages viennent le visiter dans une sarabande infernale et on le retrouve six ans après.
Jean-Pierre Andréani s’est lancé dans une pièce où il réussit à la fois à évoquer la vie de ce monument national qu’est Rabelais et à faire entendre des extraits de son œuvre. La vie d’abord, celle d’un homme qui, en les tournant en dérision, sut bousculer tous les interdits qui empêchaient le progrès des connaissances mais le paya de l’obligation de fuir. En dépit de protections royales et d’appuis au sein même de l’Église, sa vie en fut totalement intranquille.
Le metteur en scène a choisi un décor sobre, une table avec un jeu de nappes, pour évoquer celui qui fut d’abord moine puis modeste médecin et qui dut souvent partir précipitamment. Et c’est autour de cette table que Rabelais partage avec Mgr Du Bellay le vin de Chinon, car il était impensable que la Dive Bouteille fût absente de leur rencontre.
Deux acteurs jouent tous les rôles. Michel Laliberté interprète Mgr Du Bellay et Clément, mais aussi une galerie des personnages tirés de Gargantua et de Pantagruel qui viennent hanter les cauchemars de Rabelais. L’apparition en cascades de ces personnages légendaires, drôles, énormes et décapants provoquent un rire ample et moqueur. À Mgr Du Bellay, l’acteur apporte la dimension politique, la réflexion d’un prélat proche des humanistes mais très au fait des limites du pouvoir royal face au pouvoir de l’Église. En Clément, il incarne l’ami qui craint pour la vie de Rabelais, lui conseille de redevenir médecin mais sait le consoler en se mettant à lire des extraits de son œuvre. Et Rabelais ne tardera pas à le rejoindre. Philippe Bertin apporte beaucoup de finesse au rôle de Rabelais. Sarcastique face au docteur de la Sorbonne, il défend le rire et son droit d’inventer des personnages et se lance dans un plaidoyer pour une éducation sortie du catéchisme de la Sorbonne faisant place aux connaissances nouvelles. Moqueur, débatteur, arguant de son statut de médecin, de moine s’il le faut, fier de ce qu’il a écrit, il fait passer le spectateur du rire à la réflexion. Fatigué de toujours fuir, lorsqu’il pense abandonner, c’est Clément qui lui redonne l’élan nécessaire et c’est dans un duel de mots et de phrases, ceux de la guerre picrocholine, qu’ils se lancent en riant.
Une pièce qui nous offre le plaisir de rencontrer ce fugitif que fut condamné à être Rabelais et surtout de rire et s’étourdir de sa capacité à inventer mots et personnages hors du commun.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 4 avril au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard, 75004 Paris – du 21 janvier au 4 avril / vendredi et samedi à 19h15, du 10 mars au 2 avril le jeudi à 19h15 –
Réservations : 01 42 78 46 42 et www.essaion.com
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