Les Grands ReporTERRES du Théâtre du Point du Jour sont des performances où journalistes et artistes « mettent en pièce » l’actualité en croisant leurs regards. Il se trouve que ce neuvième épisode mis en scène par Angélique Clairand avec la collaboration de la journaliste Coumba Kane, reporter au Monde Afrique, a connu les aléas du grand reportage. Début février 2024, en pleine préparation du spectacle, on apprend que le président sénégalais Maki Sall a décrété le report des élections prévues à la fin du mois. La journaliste est envoyée sur le champ à Dakar pour couvrir une actualité pleine de la crainte d’un « coup d’État institutionnel ». Les manifestations sont violemment réprimées et la presse n’est pas épargnée. La fin du travail se fait à distance et Coumba Kane ne rentre en France que l’avant-veille de la première. Le soir-même de celle-ci, soulagement, on apprend l’annulation par le Conseil Constitutionnel du Sénégal de ce report illégal !

Ce télescopage du projet par l’actualité sénégalaise est assez dans le thème de la Françafrique : menaces sur une jeune démocratie par un président pourtant élu. Seule différence, l’Élysée ne semble cette fois pas dans le coup ! En 1990, à La Conférence de La Baule, François Mitterrand avait initié le passage, dans les mots au moins, d’une Françafrique de barbouzes à une coopération Franco-Africaine plus soucieuse de progrès démocratiques… Mais globalement, l’histoire de la Françafrique faisant suite à la Décolonisation, est une vaste entreprise néocoloniale faite de la complicité entre la classe dirigeante française et celle des pays décolonisés. Cela commence avec De Gaulle, vrai-faux émancipateur. Côté officiel, il crée en 1958 la « Communauté Française » en rêvant à un Commonwealth à la française ; côté obscur, il mène une politique de réseaux, de magouilles politico-financières et d’interventions militaires. « Françafrique » est le mot valise de « France-Afrique » et des valises, il y en a eu bien d’autres ! Valises de billets de banque en provenance de France ou valises de somptueux cadeaux présidentiels en retour! Le convoyeur ? Un certain Jacques Foccart (1913-1997), fils d’un planteur-exportateur de bananes de la Guadeloupe. Il fut l’éminence grise en même temps que l’homme de main de l’Élysée de De Gaulle à Chirac. Du fric pour les élites, oui ; mais les gages d’une véritable coopération, les africains les attendent toujours. C’est tout cela Grand ReporTERRE.

Angélique Clairand et Coumba Kane, combinant théâtre documenté et journalisme de plateau, parviennent à remonter la chronologie depuis les hypocrites engagements aux accents très gaulliens jusqu’au « France dégage ! » qui résonne aujourd’hui du Mali au Niger. Mais n’y aurait-il pas un rapport entre ces soixante ans de basse politique et l’engouement actuel de ces pays pour la Russie poutinienne ?

La performance théâtrale est dynamique et redoutable par son dispositif fait d’adresses frontales au public et de sketches faussement improvisés. Tout en ayant une portée didactique, elle incite à la réflexion non sans humour. Évoquer des faits historiques avec la distance ironique d’une « mise en pièce » suffit à en faire de vraies farces. C’est le cas d’un extrait vidéo du 28ème Sommet Afrique-France de Montpellier tenu en 2021, où une intervenante africaine fort habile dans la langue de Molière invite le Président Macron à « récurer la marmite » des relations France-Afrique avant de proposer une nouvelle cuisine aussi indigeste que la précédente!

Un grand écran vidéo en fond de scène et des images d’archives orchestrées par Vincent Boujon. Un plateau conçu par Angélique Clairand et Jean-Philippe Salério : une table haute où siègent côte à côte la metteuse en scène et la journaliste munies de micros et des guindes tombées des cintres traversant l’espace scénique comme des liens distendus… Il n’y a plus qu’à y étendre la lessive politique : des tee-shirts floqués aux effigies des têtes d’affiche de la Françafrique. Entre les cordes, Quentin Alberts et Kadiatou Camara évoluent au gré du récit. Jouant des comédien.ne.s volontaires, iels enfilent les tee-shirts comme on endosse un rôle avec une bonne dose de caricature. On reconnaît aisément les tics gestuels de Sarkozy qui osa déclarer lors du Discours de Dakar en juillet 2007 que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » ! Les tee-shirts de Léopold Sédar Senghor, de Félix Houphouët-Boigny et même de Jean-Bedel Bokassa, joaillier privé de Giscard en 1979, pendent également sur les cordes à linge. Il en est un difficile à endosser, celui de Thomas Sankara, « homme intègre » du Burkina Faso, apôtre communiste du panafricanisme. Assassiné en 1987 par Blaise Compaoré, candidat de l’ordre et donc de l’État français, son effigie est trop chargée symboliquement. La metteuse en scène décide alors de l’offrir à la journaliste en cadeau de première théâtrale.

Quant au public, motivé par ce théâtre engagé, il joue pleinement son rôle en prenant la parole entre deux séries d’applaudissements enthousiastes et chaleureux.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Point du Jour, 7 rue des Aqueducs, Lyon. Les 15 et 16 février 2024 à 20h.

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