Un pianiste se prépare à un concert en pleine nature pour lequel les spectateurs devront finir le chemin à pied dans la montagne. Dans cette nature que l’on devine sauvage, il y eut autrefois un village, une mère et un père aimants et un petit garçon qui allait à la pêche avec son père et écoutait sa mère jouer du piano. Puis un jour, des avions sont venus et ont bombardé. Il ne reste plus rien du village, la mère est morte. Il ne reste qu’un enfant qui est devenu un grand pianiste et revient là où il n’y a plus trace du village d’autrefois.
Catherine Anne a écrit un texte fort qui sait évoquer des images bouleversantes comme celle de cet enfant découvrant le piano de sa mère perché dans un cerisier en flammes. On épouse l’émotion de ce pianiste en proie à des élans contradictoires, jouer dans ce lieu empli de ses souvenirs brisés par la guerre, comme il l’a voulu, et en même temps tétanisé à l’idée de jouer. Pour qui doit-il jouer ? Les morts ? Les vivants qui vont arriver, qui arrivent à la lueur de leur lampe de poche.
Le musicien Benoît Menu, séduit par l’écriture polyphonique de Catherine Anne avec ses scansions, ses résonances, ses silences aussi, a eu l’idée de travailler avec elle, d’autant plus que dans son texte elle évoque le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel, une pièce que le musicien avait créée pour un pianiste qui avait perdu son bras droit au cours de la Première Guerre Mondiale. Benoît Menu a donc tissé une partition musicale articulée autour du texte et de sa propre composition originale, en y incluant, outre le Concerto pour la main gauche de Ravel, des extraits de pièces de Schumann, Chopin, Liszt, Schubert et Lili Boulanger.
Sur le plateau nu avec seulement quelques herbes folles est posé un piano demi-queue, au-dessus duquel flottent, comme autant de nuances de ciels, des panneaux de pongé de soie délicats qui se teinteront de rouge au soleil couchant avant l’arrivée des spectateurs du concert (très belle scénographie de Raymond Sarti)
Catherine Anne a su réunir trois interprètes qui apportent chacun leur singularité et leur voix à la pièce. Il faut d’abord saluer la belle prestation d’Yves Bressiant en régisseur silencieux. Ses demi-sourires, ses sourcils arqués sur une interrogation muette, à la Buster Keaton, le révèlent en pleine empathie avec les émotions du metteur en scène, prêt à satisfaire ses désirs et l’encourageant sans un mot à dépasser sa peur et à jouer. Sava Lolov, fidèle des créations de Catherine Anne, mais aussi d’Ariane Mnouchkine et de bien d’autres grands metteurs en scène, est le pianiste. Arrivé avec sa détermination et sa queue de pie, son assurance s’effrite peu à peu, les émotions le submergent, il ne veut plus jouer, la mort rôde trop dans ce paysage où il ne reste plus rien du village d’autrefois et où même la rivière semble avoir disparu. C’est la présence muette et pleine d’attentions de ce régisseur qui va l’aider. Enfin il y a la pianiste Dana Ciocarlie. Musicienne, finaliste aux Victoires de la Musique classique en 2018, récompensée de nombreux prix, elle se fait ici non seulement pianiste mais aussi comédienne. Vêtue de blanc comme un lointain souvenir ou d’une robe fleurie comme au temps des jours heureux ou d’une robe noire de concert, elle est le fantôme de cette mère disparue dont on entend parfois quelques mots murmurés à son fils. C’est assis derrière elle sur le petit tabouret de piano qu’il ose enfin poser ses mains sur les siennes comme prêt à s’élancer, à jouer et à vivre. Comme le dit le beau texte final de Catherine Anne « Vivre est un effort et rien n’a de sens. Mais il y a la beauté, il y a le rire, il y a la musique, il y a l’amour. Joue, vis ! Rien ne peut arriver de plus grave que d’être né »
Un spectacle sobre, juste où l’émotion vous attrape et ne vous quitte plus.
Micheline Rousselet
Spectacle vu le 4 octobre à Vedène Opéra Grand Avignon – en tournée ensuite : Espace Robert Doisneau à Meudon le 14 janvier 2025, Archipel Fouesnant (29) le 16 janvier 2025, Opéra de Rennes du 22 au 24 janvier (Festival Autres mesures)
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