Sous cette question insolite voire naïve se cache une véritable tragédie familiale. Non pas entre père et fils ou mère et fille, mais entre père et fille. Au regard de l’intrigue, ce titre n’interroge pas tant les mœurs familiales que la dette de la fille envers le père. Une « grande » fille ne doit-elle pas servir de « bâton de vieillesse » à son vieux père? Premier étonnement, pourquoi ne pas solliciter le frère devenu lui aussi « grand » ? Seconde perplexité : la dette doit-elle être payée quand le don d’éducation a été accompagné de coups de cravache, de coups de poings, de coups de pieds ? Ne serait-ce pas plutôt au père de payer devant la société pour cette violence infligée à l’enfant ? Si la société ne s’en mêle pas, la fille peut-elle le lui faire payer ? Et si le père inconsciemment torturé par le passé réclamait lui-même son châtiment sous le prétexte d’une volonté de mourir avant que la maladie ne le dégrade trop ? Alors s’offrirait à la fille deux façons de le punir : soit en l’aidant à mourir selon son vœu, soit en refusant de le faire ! Dilemme cornélien. Mais dans les tragédies, n’est-ce pas la fatalité qui choisit ?

Haine, amour, rancœur, cruauté, vengeance, mépris, culpabilité, réconciliation peut-être, tout se jouera et se tranchera entre les cordes d’un espace de lutte. Un match verbal rythmé par les rounds et ponctué à la fin par le glas du gong ! Un dispositif en quadrifrontal et un plateau à l’image d’un ring de boxe. On n’est pas si loin de la scène antique en hémicycle d’autant que dans la salle du Conservatoire d’Avignon un des côtés du quadrilatère n’est pas occupé par le public. À la place des gants et des coups de poings, la distance d’un rapport de méfiance et des coups à boire. Pourquoi boire tant et pas au bar ? Mais parce qu’il faut cracher le morceau, se parler sans retenue, tout se dire même si ça fait mal.

D’ailleurs le père n’a pas été invité. Intrusif, il l’est aussi sur la vie sentimentale de sa fille. Odieux, insupportable. Mais la fille sait « puncher ». Elle fait plus que se défendre et défendre son territoire durement conquis : elle refuse d’être ce bâton sur lequel le père voudrait appuyer sa lâcheté. Ça boit et ça cogne. Un peu sonné le père descendra au bar mais remontera vite car on ne rate pas son dernier combat… « C’est bien que tu sois venu je n’ai plus peur de toi » dit la fille en réponse aux gémissements du père qui cherche à la culpabiliser en rappelant qu’il n’est pas bon de laisser les vieux non pas manger seuls aux comptoirs des bars mais mourir dans les hôpitaux ! Le compagnon de la fille arrive et propose son aide mais le père manipulateur se le met vite dans la poche à moins qu’une basse solidarité masculiniste ne joue ?

Les bouteilles se vident et les arguments suivent ce déclin… Il faut en finir avec ce match. Mais comment ? La fille acceptera-t-elle cette collaboration malsaine que demande le père ? Ce dernier se retrouve sur un ring déserté par l’adversaire. Il doit faire face… et seul. Quand tout sera fini, alors seulement la fille pourra dire « Tu es mon père et je ne peux m’arracher de toi (…) je te porte.»

Que dire du texte de Carole Thibaut de plus élogieux que ce que ces quelques mots laissent déjà percevoir de sa force, de sa brillante rugosité et de sa beauté dramatique ? Carole Thibaut signe également une formidable mise en scène de son texte. Le ring est certes là pour la métaphore de la lutte père-fille mais il sert aussi de lieu de surexposition du thème de la pièce. La mise en scène devient mise à cru, à cran, à crocs ! Ce lieu d’affrontement surélevé à un ou deux mètres du public donne au texte une force de percussion. On prend tout de face mais c’est beau et distancié par les cordes, rampes chromées qui entourent la scène éclairée aux néons à chaque angle par Julien Dubuc. C’est puissant et pur comme un diamant finement poli. Autre éloge amplement mérité, Carole Thibaut joue la fille en alternance avec Valérie Schwarcz et son jeu est d’une précision éblouissante. En face, le père-son-âge est assumé par l’expérimenté, excellent et talentueux Olivier Perrier. Jacques Descorde tenant très justement le rôle en pointillé du compagnon.

Un spectacle qui rivalise de nécessité et de beauté. Espérons que la pièce sera le combat de l’année à l’affiche dans tout le pays !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off, création au Conservatoire du Grand Avignon. Du 11 au 26 juillet 2022. Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, direction Carole Thibaut, espace Boris Vian, 27 rue des Faucheroux, 03100 Montluçon

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