Les spectateurs finissent de s’installer dans la salle Richelieu et Denis Podalydès s’avance au bord du plateau, vêtu d’un long manteau de scène, pour leur rappeler d’éteindre leurs téléphones portables afin de ne pas troubler ce « petit monde » du théâtre, qui souvent reflète le « grand monde », celui de l’extérieur. Derrière le rideau toute une foule s’agite, on dresse des tréteaux et on apporte les plats, on trinque déjà pour le repas de Noël, qui aura lieu comme chaque année sur la scène du théâtre, celui de la famille Ekdahl. Un léger vertige s’installe, l’acteur s’apprête à nous raconter une histoire, mais déjà il nous parle du théâtre, de ses codes, de ses ficelles. Nous sommes dans un théâtre et ce que l’on voit c’est la scène d’un théâtre où les acteurs vont fêter Noël.
Ce n’est pas une simple adaptation du film célèbre d’Ingmar Bergman que propose la jeune metteuse en scène Julie Deliquet, dont nous avions aimé il y a peu les adaptations de Tchekhov,Vania et Mélancolie(s). Elle s’est plongée dans le roman et la série qui avaient précédé le film et qui lui ont permis d’enrichir les dialogues. On sait que pour Bergman ce film évoquait son enfance, ces moments où il s’émerveillait avec son petit théâtre de marionnettes et ceux où il se désespérait aux côtés d’un pasteur à la morale luthérienne plus que rigide.
Dans la première partie de la pièce, on est dans la magie de la fête et du théâtre. Les enfants sont là, Fanny et Alexandre, dont Julie Deliquet a confié les rôles à de jeunes acteurs plutôt qu’à des enfants car cela rendra plus évidente la révolte d’Alexandre. La grand-mère, splendide Dominique Blanc, se fait un peu prier pour réciter le monologue de Nora dans La maison de poupée d’Ibsen. Or c’est justement un des rôles que marqua Dominique Blanc par son interprétation dans les années 90. On est encore dans la mise en abyme, même si l’on n’est pas obligé d’avoir ces références pour aimer. Le père Oscar (Denis Podalydès) prépare une mise en scène d’Hamlet (il nous l’a annoncé avant que le rideau ne se lève sur la pièce) et joue le fantôme du père qui apparaît à Hamlet. Sa femme, Émilie (magnifique Elsa Lepoivre) est toute à sa passion du théâtre. Il y a aussi les deux frères d’Oscar, Carl (Laurent Stocker), un professeur qui manifeste le plus grand mépris pour sa femme, une Allemande qui prend les choses avec patience, et Gustav Adolf (Hervé Pierre), le restaurateur du théâtre aussi bon vivant et jovial que son frère est acariâtre. Si on leur ajoute la gouvernante, les servantes et les ami(e)s, cela donne une vraie scène de fête. La troupe de la Comédie Française y excelle, dialoguant, chantant, trinquant et plaisantant.
La seconde partie va voir le monde d’Émilie et des enfants basculer après la mort d’Oscar. Émilie ne veut plus changer sans cesse de masque comme on le fait au théâtre, elle veut vivre dans la vérité et a épousé l’évêque, Edvard Vergerus (Thierry Hancisse terriblement inquiétant). Le monde des enfants bascule chez les Vergerus. A la magie du monde des Ekdahl où l’imagination était reine et le rire roi, succède la froideur d’une famille enfermée dans une morale luthérienne austère et perverse qui pare le sadisme du masque d’un prétendu amour. Le vaste plateau de la salle Richelieu se rétrécit entre quatre murs (belle et astucieuse scénographie d’Eric Ruf) où un méchant lit de fer devient lieu de punition. Dans cet espace restreint tout est interdit, ce qui ne peut qu’exciter la révolte et l’insolence de l’adolescent qu’est Alexandre. Et c’est seulement la magie qui permettra aux enfants et à Émilie de s’échapper pour regagner le monde enchanté des Ekdahl et du théâtre.
C’est un hommage formidablement intelligent au théâtre que propose Julie Deliquet. C’est la troupe de la Comédie Française (tous sont magnifiques) qui incarne cette famille de théâtre. Il y a des moments où le spectateur ne sait plus très bien si c’est Bergman ou l’acteur de la Comédie Française qui lui parle. Il est comme Alexandre qui se cachait sous la table pour voler un moment d’intimité. La mise en abyme se poursuit jusqu’à la fin. Quand Hervé Pierre (Gustav Adolf, le restaurateur) vient en bord de scène nous dire « Je vous parle de théâtre, mais je ne suis pas acteur », on est forcément dans le trouble. Et ce léger vertige est délicieux.
Micheline Rousselet
En alternance jusqu’au 16 juin, matinées à 14h, soirées à 20h30
La Comédie Française, Salle Richelieu
Place Colette, 75001 Paris
Réservations : 01 44 58 15 15 ou www.comedie-francaise.fr
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