Tout commence par une tragédie rêvée, pour le moment. Puis tout bascule dans une comédie musicale bien réelle sauf que la vie ne se vit pas en chansons. Où sommes-nous ? Dans un remake des Bacchantes d’Euripide ou dans un lycée d’élite qui se délite sous les assauts d’Éros? Une trop banale histoire de harcèlement du « bon élève » ou bien la cruelle vengeance d’un turbulent Denis-Dionysos ? Tragi-comédie ou poème lyrique contemporain ?

Si la pièce d’Élise Wilk, autrice roumaine attachée à dépeindre la condition adolescente, est en elle-même polysémique à plusieurs entrées et couches, sa mise en scène par Lisa Wurmser ne l’est pas moins : fantasque, opératique, polyphonique et polymorphe, politiquement incorrecte ! Une psychologue de lycée qui, jeune s’est rêvée déjà vieille peut bien une fois vieille se rêver encore jeune, belle et désirable. Mais peut-elle aller jusqu’à revêtir une robe fourreau rouge et se hisser sur des talons de douze pour répondre à la séduction d’un Bacchus à cheveux longs et blouson Teddy ? Peut-elle suivre le dieu Désir jusqu’à en oublier l’institution et son sérieux professionnel et de mère du « premier de la classe » ? De la subversion d’un texte à l’audace d’une mise en scène et inversement.

Dans Explosif, tout explose sous l’effet d’un désir qui franchit les limites. Jusque-là refoulées dans des uniformes informes, les pulsions viennent bousculer la discipline scolaire, les normes d’une socialisation forcée et déprimante, la tristesse du conformisme. Le surgissement de Denis-Dionysos, l’élève perturbateur et séducteur, fait exploser les cadres. À l’instar d’Iphigénie, le bon élève, avatar de Penthée qui chez Euripide, refuse le culte du plaisir, fera une parfaite victime expiatoire. Il faut bien faire payer à quelqu’un les erreurs d’un système trop répressif et la faute d’une mère, avatar d’Agavé, trop occupée pour regarder son fils mais vite aveuglée par « Denisyos ».

Sur la grande et magnifique scène de la salle de pierre de l’Épée de Bois, ce moment explosif de théâtre nous pète à la figure ! La musique d’Éric Slabiak et les chorégraphies de Gilles Nicolas n’y sont pas pour rien. Leur énergie, leur vivacité répondent à l’inventivité de la mise en scène, comme par exemple celle de faire jouer à une porte de couloir à doubles battants le rôle pluriel d’un carrousel de marionnettes, d’une issue de secours ou de fuite, de « portes de la perception » ou de la perdition, entrée de boite de nuit. Ces deux battants sont aussi une double claque que nous assène l’histoire. Première gifle, la violence défoulée, le harcèlement haineux et l’humiliation sociale seraient l’envers du décor aseptisé et « éroticide » de la norme répressive. La seconde nous atteint plus profondément comme dans toute vraie tragédie. Explosif nous invite à questionner le rôle de l’amour parental dans le choix des victimes scolaires de harcèlement par leurs bourreaux harceleurs. Si les seconds ont été insuffisamment aimés ou estimés se pourrait-il que les premières l’aient été trop ou mal ?

Si l’ordre patriarcal incarné par le proviseur explose, le modèle de la famille traditionnelle implose en une contraction mortifère broyant sa progéniture. A la fin, l’éphémère songe de jeunesse de la mère psychologue s’effondre : la faute reconnue vieillit le fautif.

Cette explosion théâtrale à fragmentation esthético-éthique est portée de bout en bout par un chœur pop-rock de trois voix de jeunes femmes venues de la maîtrise de l’Opéra Grand Avignon. Saluons donc Florence Goyon-Pogemberg, Fantine Baudelot et Chiara Davis pour leur enchantement de la pièce. Matisse Humbert incarne un Dionysos lycéen rebelle face à un souffre-douleur docile joué par Pierre Lefèbvre Adrien. Dans les moments chantés et dansés, la troupe entière adresse un clin d’œil camarade à West Side Story.

Le meilleur pour la fin. La comédienne, Diana Sakalauskaité incarne magnifiquement la mère et psychologue scolaire qui se laisse ensorceler et relooker par Éros. Dans un court texte où elle se présente sur son site, l’actrice raconte que le premier spectacle qu’elle a joué à Paris en arrivant de Lituanie, s’intitulait « Je rêve mais peut-être que non. » Exactement comme au théâtre : c’est une illusion mais peut-être que non !

Il faut aller découvrir Explosif et son autrice, Élise Wilk qui nous fait redécouvrir Euripide. Antique et lointaine explosion dont le souffle se fait encore ressentir !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris. Du 16 mai au 2 juin, du jeudi au samedi à 19h, samedi et dimanche à 14h30. Les 23, 24 et 31 mai, séances scolaires à 14h30. Infos et réservations 01 48 08 39 74ou https://www.epeedebois.com/un-spectacle/explosif/


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