Il fallait de l’audace pour penser qu’un ouvrage de sociologie, qui plus est signé par un des maîtres de la discipline, Bourdieu, pouvait faire théâtre. C’est ce qu’a fait une jeune metteuse en scène de 26 ans, Alice Vannier et avec ce spectacle, elle a gagné en 2018 le Prix du Théâtre 13/jeunes metteurs en scène cumulant prix du jury et prix du public. En réalités, sous-titrée Fouille sociologique, est une adaptation de La misère du monde, publié en 1993. L’originalité de l’ouvrage était de révéler qu’à côté de la « misère de condition » existait aussi une « misère de position ». Parmi les très nombreux témoignages recueillis par les sociologues, sous la direction de Pierre Bourdieu, Alice Vannier en a retenu une dizaine.
Dans un décor qui évoque une salle de réunion froide et impersonnelle, avec des tables mobiles, des rétroprojecteurs, des feuilles de papier où s’affichent des titres de chapitre, les six acteurs, trois hommes et trois femmes sont tour à tour sociologues menant les entretiens ou interviewés. On passe des interviewés, qui décortiquent leur situation et la domination qu’ils subissent, aux réflexions et débats que les sociologues ont entre eux. L’oralité du discours des premiers, avec ses hésitations, ses moments de colère ou de résignation, alterne avec la distance réflexive des seconds. On commence par trois lycéennes sac au dos, évoquant le stress du lycée quand les résultats fléchissent et les parents anxieux qui ne parlent plus que de l’école. C’est une autre forme de domination que subit la secrétaire, si occupée qu’elle est à fuir les avances d’un patron harceleur, qu’elle en arrive à dormir son agenda à la main. Il y a ces gardiens d’immeubles tentés par le vote FN et la misère sociale qui se transmet de père en fils dans les cités, mais il y a aussi la lucidité de ce vieux travailleur algérien qui analyse comme un sociologue professionnel sa situation d’immigré. Quant aux sociologues, ils s’interrogent sur ce qu’il faut retenir des entretiens, sur le ton à leur donner, sur ce qui peut manquer pour parler de « la misère du monde » en France dans les années 1990. Ils s’inquiètent des contradictions de leur travail. Ils voudraient en faire un instrument de libération mais le plus souvent leurs textes ne sont pas accessible aux dominés alors qu’ils vont permettre aux dominants de mieux dominer.
La metteuse en scène maintient le rythme. Les acteurs passent d’une position à l’autre, la parole circule avec fluidité, rien ne se répète. C’est une pensée en mouvement que l’on saisit et c’est passionnant.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
Théâtre 13 / Seine
30 rue du Chevaleret, 75013 Paris
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 45 88 62 22
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