En 1958, cent vingt-huit ans après le début de la colonisation française de l’Algérie sous la Restauration, et en pleine guerre d’indépendance et de libération nationale débutée en 1954, onze footballeurs musulmans et « algériens » avant l’heure, quittent leurs clubs de métropole pour rejoindre l’équipe de foot du FLN et participer ainsi à la lutte anticoloniale sur le gazon des stades. Basée en Tunisie, cette équipe non reconnue par la FIFA ne jouera guère que des matchs amicaux contre des pays maghrébins ou appartenant au Bloc de l’Est et les gagnera presque tous. Bien entendu elle n’a jamais pu « recevoir à domicile » !

C’est le point de départ et le fil conducteur métaphorique du spectacle En pleine France écrit par Marion Aubert et mis en scène au TQI par Kheireddine Lardjam. En pleine France comme on dirait « en pleine lucarne » tant l’audace de faire se rencontrer sur une scène de théâtre à la fois l’histoire, la politique, la sociologie et le football est comparable à la réussite des joueurs-militants sur le terrain. Le grand-père d’une des deux familles voisines de la HLM où tout se passe incarne avec fierté ce double plan ; il inscrit le moment dans une la filiation privée et historique. Qu’il est compliqué et ambivalent le rapport franco-algérien en France même ! L’avancée de l’intrigue montrera avec une grande acuité dramatique que le nœud de ce rapport est pleinement français. Entre les deux familles, il est question d’aller au stade pour un match opposant l’équipe de France à celle d’Algérie, sélection nationale cette fois. Mais faut-il y aller ? Pour supporter qui ? Partir avec tous les voisins, tous ensemble en bus ? Est-ce possible ?

C’est beau le théâtre quand il devient le lieu d’un télescopage entre le réel et la fiction ! La friction de ces deux plans induit la nécessité de réfléchir aux questions qu’elle fait surgir… Retour sur le plateau de la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine : le quotidien des deux familles mixtes avec des descendants français d’immigrés algériens, est douloureux dans ce qui les attache à la France. L’intégration est un mythe qui ne parvient plus à cacher la désintégration sociale et culturelle. Côté foot, le match à venir en devient une épreuve identitaire ! Il fait écho à celui de 2001 au Stade de France où la Marseillaise fut sifflée par des tribunes à majorité maghrébine, alors que les Bleus étaient encore l’équipe « Black-Blanc-Beur » de 98 menée par le génial Zinédine Zidane. Les Bleus mènent 4 à 1 mais à la 76e minute, une foule de jeunes envahit la pelouse et provoque la fin de la « rencontre » dans la déception et la pagaille. Catastrophe et symptôme de crise si l’on veut, mais c’est encore préférable à l’hypocrisie de la phrase de De Gaulle à Rachid Mékhloufi, lors de Coupe de France de 1968 : après les Accords d’Évian, ce joueur algérien avait regagné son club de Saint-Étienne et ce soir-là il fut l’artisan de la victoire des Verts. Le Général lui remit la coupe en lui disant : « La France, c’est vous !» Bonne intention de l’époque peut-être mais fausse reconnaissance, surtout après coup. Le sens postcolonial subliminal serait terrible : vous aurez beau mouiller le maillot pour la France, sur les stades comme sur les chantiers ou dans les usines, vous ne serez jamais pleinement français.

Le gazon vert d’un stade de foot n’est-il pas une scène où viennent souvent se superposer aux petites tragédies du ballon rond celles plus grandes de l’Histoire ? Là, le « seul en scène » n’est pas bien vu : on n’aime guère les « joueurs perso » dans les « onze sur herbe ». Sur le plateau du TQI, ils ne sont pas onze mais c’est une belle équipe de neuf comédiennes et comédiens qui nous fait vivre, sentir et penser la complexité d’une relation qui présentée en début d’histoire comme « franco-algérienne » s’avère être en définitive « franco-française » ! Ironie de l’histoire. Après la question des « français d’Algérie » c’est celle des « algériens de France », migrants ou descendants de migrants d’ascendance coloniale que nous devrions prendre en charge pour la résoudre par le respect et le progrès social. Car enfin, ces biculturels et souvent binationaux sont destinés à vivre, travailler, aimer, enfanter, voter en France et pour longtemps. Du coup, la tension réflexive de la pièce va loin : qu’est-ce qu’un « français » ? Un gaulois ? Mais ils ont tous été romanisés pour devenir des gallo-romains en s’en portant beaucoup mieux. La langue française est fille du latin, sans parler des autres influences linguistiques dont l’arabe du « café » à l’« algorithme ». Sous la Révolution française, événement fondateur du républicanisme français, des étrangers séjournant en France devenaient citoyens et amis de la Révolution sur simple déclaration volontaire. C’est bien la spécificité de la nationalité française que de reposer sur la présence et la volonté (« droit du sol ») et non sur l’ethnicité (« droit du sang », comme dans l’Allemagne, d’hier et d’aujourd’hui…). La France a toujours été un pays de passage et d’immigration (polonaise, italienne, espagnole, maghrébine, etc. pour n’évoquer que le 20e s.). Un « français de souche », cela n’existe pas. La notion est purement idéologique et désigne celui qui se croit enraciné depuis toujours dans un terreau français, mais l’humus ignore les nationalités. Les territoires ont bien des cultures mais ces dernières ne cessent d’évoluer en s’interpénétrant. Un tronc d’arbre parait solide car bien ancré dans le sol mais en cas de tempête même les arbres les plus vieux peuvent rompre comme nous l’avons vu en décembre 1999. Ajouter à cela qu’il est bon de savoir « lever l’ancre ». L’espèce humaine est bipède… Elle a toujours migré, elle n’est pas de la famille des « plantes », plantée dans un sol qui la retiendrait sinon elle serait restée une herbe de la savane africaine !

Feuille de match ou distribution : Linda Chaïb, Marie Cécile Ouakil, Marion Casabianca, Azeddine Bénamara, Élya Birman, Mohamed Rouabhi, Issam Rachyq-Ahrad, Pauline Vallé, Noé Lardjam. Sur le banc de touche, mais participant pleinement à la rencontre avec le public enthousiaste : Estelle Gautier pour sa scénographie fractale, Nedjma Benchaib pour sa chorégraphie nostalgique ou électrique, Florence Jeunet pour ses costumes d’époque ou d’aujourd’hui et Manu Cottin dont la création lumière joue si bien avec les zones d’ombre.

Un match à ne pas manquer, où l’aller-retour se joue en une seule rencontre !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, Ivry sur Seine. Du 15 au 19 mars 2023 après une tournée nationale débutée en novembre 2022. theatre-quartiers-ivry.com

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