
Qu’est-ce qu’une scène ? Par une évolution historique et linguistique assez surprenante, la skḗnē ou « scène » du théâtre grecque qui était une structure légère de retrait pour les acteurs ou de rangement du matériel, située en arrière de l’orchestra (l’espace face au public), a pris la place de cet « orchestre » pour devenir l’espace de jeu théâtral que nous connaissons. Un peu comme si en langage contemporain, la coulisse devenait la scène ! Pour autant, tout ce qui fait le théâtre ne se dévoile pas dans cette avancée vers l’avant, vers les lumières de la rampe. Les coulisses demeurent, les costumes, les artéfacts, les masques et les vies privées. Sauf dans les seuls-en-scène ! Du moins dans certains où le comédien ou la comédienne se met à nu, se démasque plus ou moins, se raconte. C‘est une variété de seul(e)-en-scène que l’on pourrait appeler « théâtre de soi » comme on parle en littérature d’écriture de soi.
Dans En jeu, Laura Authier accompli une performance de jeu mais aussi parvient à performer ce concept de façon tout à fait remarquable. C’est bien son je que la jeune comédienne met « En jeu» sur la scène. Elle livre les coulisses de son existence qui dès l’âge de 7 ans est passée par le théâtre et la danse ! Ses parents y ont eu recours pour tenter de canaliser son énergie débordante, de cette rencontre forcée est né un amour passionné pour la scène – scène de soi et soi en scène. Très intelligemment, Laura adulte se dévoile avec la distance consistant à se muer en un personnage, à la fois elle et pas elle. Cela lui donne une liberté, une saine respiration tout en imposant une véritable écriture dramatique, une mise en scène, une esthétique voire une éthique. En jeu devient donc l’histoire de Morgane, une enfant hyperactive qui cherche sa place dans un monde qui ne lui semble pas tourner rond. L’enjeu ou « le je de Morgane » dit bien le sous-titre : comment se construire et traverser saine et sauve les épreuves de vie et de création. Oui, le théâtre, son exercice professionnel comme son apprentissage peuvent être un formidable moyen de subjectivation active, de réalisation de soi ! Ne pas s’en plaindre, ni rejeter a priori les spectacles servant cette fonction immanente au jeu et à la scène, parfois involontairement et qu’on soit seule ou pas.
Autrice et interprète, Laura Authier, aidée (donc pas si seule) pour la réalisation artistique de Carine Rugliano (mise en scène) et Julien Mercier (chorégraphie), nous livre un travail surprenant naviguant entre expression du corps et expression langagière. Elle le fait dans une alternance harmonieuse qui combine texte et danse ou percussions musicales, et aussi silences, une combinaison qui traduit la recherche de la meilleure forme possible pour atteindre l’enjeu d’un je en jeu. Le résultat est dense et parlant à tous, étonnant et doté de la force de la mise à nu, du don de soi sans retenue mais non sans pudeur.
Comme l’écriture de soi soigne, il se pourrait que le théâtre de soi ait des vertus bienfaisantes. Est-ce un mal ? Nullement, car il est toujours bon de prendre soin de soi, de se soigner. Le théâtre par exemple, peut servir à réparer ce que le projet de devenir acteur ou actrice a de difficile, douloureux, blessant sans parler de ce que l’enfance et la vie ont de coups durs, de traumas, d’épreuves malfaisantes possiblement pour tout le monde. Sans les forcer, on a bien raison de conseiller à des enfants de faire du théâtre pour sortir d’une timidité paralysante, gagner en expression, se libérer de blocages et « aller mieux » – le conseil vaut aussi pour des adultes ! Tout cela peut fort bien donner du bon théâtre, une forme théâtrale intéressante, un art de la scène et développé un talent certain comme celui de Laura Authier, seule et saine.
L’enjeu est gagné, il y a théâtre et talent, l’on regarde la scène avec surprise, intérêt, émotion, approbation et ovation chaleureuse !
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Espace Roseau Teinturiers, 45 rue des Teinturiers, 84000 Avignon. Du 5 au 26 juillet 2026.
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