Dans une petite ville, aux confins de l’Empire, aux portes du désert, un magistrat est assis dans son bureau. Jusque là, il administrait paisiblement la ville, avec une vision philanthropique de la colonisation, persuadé d’œuvrer pour le bien commun. Quand la pièce commence, il reçoit un colonel de la police politique annonçant l’arrivée prochaine des barbares. Pour preuve, il a arrêté deux individus. Le magistrat a beau lui dire qu’il ne s’agit que de pêcheurs, pour le policier il s’agit de l’avant-garde des barbares qui vont venir. Il faut recueillir tous les renseignements possibles pour protéger l’Empire et seule la torture permettra de les obtenir. Profitant d’un départ momentané de l’officier, le magistrat recueille une jeune fille que la soldatesque a torturée et dont il s’éprend. Bravant tous les dangers, il décide de la raccompagner auprès des siens mais à son retour, il se voit accusé d’intelligence avec l’ennemi et devient à son tour victime des tortionnaires. Au dehors la situation se dégrade, les nomades se révoltent, les soldats sont attaqués et le cycle des représailles s’enclenche. Un beau jour les soldats décident de quitter la ville laissant la population anxieuse, toujours en attente de l’arrivée des barbares.
Le roman éponyme de J.M. Coetzee, prix Nobel de littérature, a séduit les deux jeunes metteurs en scène Camille Bernon et Simon Bourgade. Le roman publié en 1980 apparaissait comme une métaphore de la société sud-africaine, mais sa justesse frappe toujours aujourd’hui. La peur de l’autre, des immigrés, l’angoisse de l’invasion, de la perte des valeurs et de la culture résonne avec notre actualité. Les deux metteurs en scène ont adapté le roman, extrayant de ce récit à la première personne des blocs, où on voit le magistrat enregistrer ses pensées, alternant avec ses dialogues avec les autres personnages.
La scénographie de Benjamin Gabrié installe le bureau éclairé du magistrat en hauteur tandis que dans les caves grillagées en dessous, dans une semi-obscurité, on torture et on tue. Seul bémol les deux metteurs en scène ont choisi de sacrifier à la mode en utilisant la vidéo et cela ne semble ni pertinent ni efficace, les images floues n’apportant aucune indication particulière. Les mots et les lumières suffisaient à créer l’atmosphère inquiétante recherchée.
Camille Bernon et Simon Bourgade ont apporté beaucoup de soin à la direction des acteurs et c’est très réussi. Didier Sandre est parfait en vieux magistrat fatigué, un peu lâche, refusant de voir ce que l’on inflige aux nomades, renonçant à s’opposer à ce colonel brutal et pervers et incapable de comprendre l’effondrement du monde qui l’entoure. Il rêve que tout redeviendra comme avant et se laisse aller à des fantasmes d’exotisme avec cette jeune fille qui, pour lui, symbolise les barbares. Stéphane Varupenne est le colonel Joll. Il en fait sentir la complexité, pervers éprouvant la jouissance de son pouvoir, convaincu que ce n’est que par la torture que l’on arrive à la vérité mais aussi persuadé de travailler à la préservation de l’Empire et à la protection de ses habitants. Christophe Montenez est glaçant en jeune officier préposé aux basses besognes et les justifiant. Suliane Brahim est la jeune barbare, parlant peu, gardant son mystère. Dans sa relation au magistrat elle fait passer toutes les ambiguïtés du rapport maître-esclave.
On sort de la salle prêt aux débats ! Qui sont les barbares, les étrangers ou ceux qui sont prêts à les soumettre l’épée à la main et pour qui nul n’est innocent, pas même les enfants ? Faut-il toujours la crainte d’un hypothétique ennemi extérieur pour souder la nation ? Peut-on continuer à défendre une vision humaniste face à la cruauté de la soldatesque et se persuader que la justice finit toujours par triompher ?
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 juillet à la Comédie Française, Vieux Colombier, 21 rue du Vieux Colombier, 75006 Paris – Réservations : 01 44 58 15 15 – Du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h, le dimanche à 15h
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