
D’aucuns diraient « Encore Godot… » Soit, mais comme il n’est encore jamais venu au rendez-vous, peut-être que cette fois-ci… Et le miracle se produisit, révélation, Gloria Godot !
La mise en scène surprenante de Jacques Osinski combinée au jeu éblouissant de Denis Lavant, Jacques Bonnaffé, Aurélien Recoing et Jean-François Lapalus fait advenir non pas Godot en personne mais sa vérité. Au spectacle de ce Godot, on comprend plus que jamais que Godot n’est personne, pas une personne, tout juste une idée, pour sûr une réalité phénoménale.
On le comprend en savourant comme un nectar l’art dramatique de cette bande de quatre acteurs au sommet de leur art. Leur jeu d’une subtile simplicité, d’une tendresse sincère, d’une drôlerie raffinée en même temps que d’une impalpable mais si humaine inquiétude est l’incubateur de cette révélation. On attendait Godot depuis longtemps et il arrive là et dès le début de la pièce, sans prévenir dans les interstices des échanges, dans les interactions des personnages, dans les moindres gestes et paroles des acteurs : Godot où la façon d’être humain et juste, franc et bienveillant autant qu’on puisse l’être dans ce monde de déliaison et de déshumanisation. L’Aurore Boréale, compagnie de Jacques Osinski, porte magnifiquement son nom, un soleil se lève sur la pièce mystérieuse d’un Mister rieur en coin, Monsieur Samuel Beckett ! Il faut dire que le metteur en scène a eu la bonne idée de choisir la version tardive de San Quentin de la pièce validée par Beckett en personne, version « la plus aboutie, la plus charnellement théâtrale. »
On a dit de Godot que c’était un chef d’œuvre du théâtre de l’absurde. Chef d’œuvre sans doute, de l’absurde nullement. Est-ce absurde que d’aller à un rendez-vous ? Est-ce absurde d’attendre patiemment celui qui nous y convie ? De s’occuper comme on peut, si l’attente est longue ? Est-ce absurde de revenir le lendemain s’il n’est pas venu la veille mais en ayant réitérer son invitation? Beckett a connu la Résistance, la fuite, la clandestinité, tout cela pourrait fort bien être un rendez-vous avec un passeur qui doit mettre deux amis résistants hors de danger… Ce qui est sûr est que le phénomène Godot tient du passage, de ce qui se passe entre les personnages, de la relation intersubjective, du rapport humain souvent opaque ou compliqué mais toujours salvateur. D’ailleurs, rien de ce que fait l’être humain n’est vraiment absurde, car il est un animal qui projette du sens sur tout, il a même tendance à saturer le monde de significations – c’est comme cela que les divinités sont nées ! Cet arbre en fond de scène, aux branches sans feuille mais qui vit encore, est-ce absurde ?
On sait que Beckett avait le projet intellectuel d’épuiser le langage faute de pouvoir s’en passer, de le « discréditer » par réaction à son usage boursoufflé et trompeur, mais en l’utilisant ! Formidable paradoxe qui explique l’irrépressible besoin de parler, discourir, dire quelque chose qu’ont ses personnages même s’ils n’ont rien à dire, étant là seulement pour attendre. Le philosophe Pascal disait de la chasse que ce n’est pas le lièvre qui fait le sens de la traque, que la chasse n’a pas pour but la proie mais qu’elle a son sens en elle-même, comme divertissement existentiel, moyen de s’occuper sans penser à la finitude de la condition humaine… L’attente de Godot a son sens en elle-même, pas besoin qu’il vienne, il est dans l’attente et dans ce qui se passe « en l’attendant ». Faisons le pari (pas pascalien mais pas non plus vérifiable) que l’auteur de Godot ou God-(n)ot aurait voulu nous faire attendre une chose que nous avions sous les yeux ! Histoire de nous faire nous interroger sur un essentiel toujours-déjà-là mais qui ne doit pas être énoncé ou récité comme un prêche. Au théâtre, on n’est pas à l’Église ! Cette chose essentielle qui annule tout absurde mais pas toute banalité ou errance de l’être, est à chercher dans les interactions humaines faites d’échanges de paroles, de conseils naïfs, de dévouements, d’amitié même maladroite, de mauvaises humeurs et d’excuses plates. L’essentiel est dans la négation des fins dernières, dans le refus d’une téléologie de l’histoire et dans l’absence de voie mystique : il ne s’agit pas d’œuvrer pour ou d’attendre un salut qui viendrait d’ailleurs ou d’en-haut, il faut juste être-là, vivre le moment présent avec autrui, dans l’invention renouvelée du lien humain et dire salut ! En poussant aux extrémités sa littérature du « non-mot », Beckett aurait sans le crier sur les toits, infléchi son projet en une recherche du sens autrement, entre les mots, entre les actions, dans les gestes ou attitudes les plus infimes ou insignifiantes, dans les accrocs ou vides du tissu humain – comme la peinture la plus abstraite conserve du sens.
C’est très précisément ce que cette mise en scène géniale et sa distribution d’exception pointe avec finesse ! On le perçoit par exemple dans l’attache terrienne, l’ancrage dans le biologique et la faiblesse désarmante avec lesquels Denis Lavant joue Estragon. Il est le « Gogo » émouvant de son ami Vladimir, que Jacques Bonnaffé interprète avec bonhommie, générosité et tendresse. « Didi », le surnom de Vladimir, résonne comme une façon de dire « oui, oui » à la situation et à sa répétition, d’acquiescer au monde – le personnage évoque la sagesse nietzschéenne de l’Éternel retour. C’est à Didi que s’adresse l’enfant-messager (Léon Spoljaric-Poudade) qui apparaît comme en songe dans la belle scénographie de Yann Chapotel, devinant qu’il sera toujours prêt à consentir au prochain et énième rendez-vous. Et puis, il y a le personnage de Pozzo, formidablement interprété par Aurélien Recoing qui, après avoir été l’incarnation superbe d’une vanité grossière, d’une méchanceté éhontée et d’un élitisme méprisant, reviendra humblement en scène, aveugle mais capable désormais de voir l’endroit exact de la bonté par sa demande d’aide à autrui. Lors de ce retour, son esclave Lucky (Jean-François Lapalus) est libéré de son joug… En plus de cette polychromie de caractères et de cette complexité d’attitudes, la pièce comprend une foule de petits évènements et d’actions. Vouloir enlever une chaussure qui résiste est véritablement une composante dramatique dans Godot et cela s’entend dans ce que Vladimir dit à Estragon qui peste contre son soulier : « L’homme s’en prend à sa chaussure alors que son problème c’est son pied » – absurdité ou vérité abyssale ? Plus drôle est l’exercice de « pensée » auquel se livre sur ordre, l’esclave de Pozzo : grand moment comique mais aussi de satire sociale de l’intellectuel de salon. Pour une pièce dont on a dit qu’il ne s’y passait rien ! C’est le déroulé même de l’action qui fait non pas arriver Godot mais advenir sa signification, un sens au deuxième degré certes, mais un sens « humain trop humain » pour évoquer encore Nietzsche. On peut jouer encore cette carte philosophique et voir Estragon et Vladimir comme des personnages post-nihilisme : ils ne croient plus en rien et avec raison, mais ils ont encore la force de répondre à un rendez-vous incertain avec ce qu’il y a d’humanité à réinventer ! Cet enjeu sous-jacent est si puissant dans ce Godot étonnant, que la fin de la représentation laisse le public silencieux, recueilli dans un transport mental, intérieur et profond, comme une méditation d’une éternelle seconde.
Cette vision de la pièce est-elle la bonne ? « Peut-être »… C’est l’expression que Beckett employait pour définir son théâtre. Au passage, un théâtre du peut-être ne peut être absurde… Alors on « n’attendra plus Godot » ? Au contraire, puisque cette mise en scène nous apprend à mieux « entendre » Godot ! On gagnera toujours à revoir En attendant Godot, à la remonter mais en pensant à son renouvellement par Jacques Osinski plutôt que de croire que la pièce doit être ennuyante ou déprimante.
Un Godot qui mérite de faire date !
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Théâtre des Halles, 22 rue du Roi René, Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025, à 21h.
Site de la compagnie : http://www.lauroreboreale.fr/portfolio/en-attendant-godot/
Tournée : Le 27 juillet 2025 au Festival de Figeac / Le 29 juillet 2025 au Festival Beckett, à Roussillon / Du 25 mars au 3 mai 2026 au Théâtre de l’Atelier (Paris) / Mars 2026 tournée en Rhône-Alpes / Printemps 2026 au TAP (Poitiers) / Automne 2026 au Théâtre Montansier (Versailles)
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