Sylvain Creuzevault a conçu cette pièce comme un miroir inversé de L’Esthétique de la résistance, pièce sur les milieux clandestins antifascistes et communistes allemands de la période 1937-1945, qu’il a travaillé l’an passé avec les élèves du Théâtre national de Strasbourg d’après le roman de Peter Weiss. Il a choisi dans Edelweiss de regarder la même période en France, mais du côté des fascistes et plus particulièrement des intellectuels en cherchant ce qui se passe quand ceux-ci s’associent aux décideurs politiques. Au centre Lucien Rebatet. En 1942 il publie Les décombres, un best-seller collaborationniste et antisémite, qui en a fait une star à l’image de Michel Houellebecq ou Michel Onfray aujourd’hui, avant de devenir ce pleutre qui, en 1946, griffonne dans sa cellule un Dialogue des vaincus en espérant la grâce des vainqueurs qu’il avait copieusement traînés dans la boue. Autour de lui tout le gratin des politiques, des journalistes et intellectuels qui ont choisi de collaborer avec le fascisme : Pierre Laval, Philippe Henriot, Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Marcel Déat, Jacques Doriot, Céline, etc.

Au cœur de leur engagement la hantise de la décadence française et ce qui pour eux en est responsable : les Juifs, les communistes, la République, la démocratie parlementaire, le Front populaire et l’esprit de jouissance qu’il a insufflé. Il y a entre eux quelques différences, certains sont plus nationalistes, proches de l’Action Française, tandis que d’autres s’engouffrent dans la collaboration avec l’Allemagne, justifiant le STO ( service du travail obligatoire), la création de La Légion des Volontaires Français (la LVF) partant se battre contre les Rouges au côté de la Wehrmacht et organisant la déportation des Juifs y compris les enfants dans un « souci  humanitaire ». Mais tous se sont résolument engagés dans la collaboration avec l’Allemagne fasciste.

Ces faits historiques sont bien connus. Toutefois pour Sylvain Creuzevault il ne s’agit pas « de faire une reconstitution historique mais une comédie écrite au moment du danger », car la menace est à nouveau là. Comme le dit Brecht, « le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par temps de crise » et dans ces moments des opportunistes peuvent devenir des monstres. Avec son dramaturge Julien Vella, Sylvain Creuzevault réussit à éviter deux écueils qui pouvaient les guetter. On peut présenter le fascisme de façon comique dans ce qu’il a de ringard, mais « on ne peut pas en rire » (Adorno). Deuxième écueil : éviter de tomber dans la caricature. Ces intellectuels étaient brillants, très cultivés. En témoigne la scène où l’on voit, équipés d’un violon et d’un violoncelle, Rebatet et Brasillach, par ailleurs critiques de cinéma et de musique, discuter de musique d’avant-garde. On peut être fasciste et aimer la culture, on peut être profondément réactionnaire en politique et aimer l’avant-garde.

Pour Sylvain Creuzevault, les figures mises en scène sont avant tout des figures théâtrales, « des sortes de grimace ». Les personnages portent parfois des cartons avec leur prénom (Lucien, Robert, Pierre) mais on s’y retrouve très bien car sur le rideau de scène s’affichent les lieux et dates des discours ou des événements. Le rythme ne faiblit pas. Beaucoup de sujets sont abordés et le sont avec finesse et inventivité : deux commères prenant le thé dans un service volé aux Juifs, les journalistes aux ordres sommés de mobiliser la population, le concert des téléphones dans la panique de l’arrivée des vainqueurs. Aux déclarations, aux débats, aux phrases qui furent dites et que l’on pensait impossibles dans la bouche d’intellectuels brillants, succèdent des moments de franche comédie. Des danseurs nus viennent tourner autour de Rebatet et Brasillach tandis qu’en fond de scène passe une vidéo avec les statues du sculpteur Arno Breker. Laval discute pied à pied avec des paysans portant des brassées de blé sur la nécessité du STO avant une grande scène de marchandage avec l’ambassadeur d’Allemagne sur le même sujet. Des vidéos apportent des images d’archives qui défilent à grande vitesse (la bataille de Normandie et la Libération) ou une distance sur des personnages (un acteur joue Léon Blum, des acteurs jouent des résistants de la FTP-MOI organisant l’attentat qui aboutit à l’arrestation du réseau Manouchian avant que les portraits des fusillés et l’affiche rouge n’apparaissent). Il faut saluer la prouesse des huit acteurs qui incarnent la trentaine de personnages.

Une mise en scène utile dans le contexte politique actuel, qui fera date et où l’on retrouve la patte des premières créations de Sylvain Creuzevault comme Notre terreur.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 22 octobre à l’Odéon Ateliers Berthier, 1 rue André Suares, 75017 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu

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