« Théâtre » et « Brecht »… Deux mots qui vont si bien ensemble, comme deux complices qui se seraient rencontrés dans la deuxième moitié du 20e siècle et qui depuis ne cesseraient de jouer un tour pendable à tous les professionnels et amateurs d’art dramatique. Le tour, voire le piège de la distanciation ! « Jeu très distancié », « mise en scène brechtienne », « ça manque de distanciation », en supposant que l’on sache de quoi on parle. Cet incontournable concept théâtral fait peur autant qu’il attire. C’est au point que toute tentative de mise en scène d’une pièce de l’auteur allemand relève de la gageure. Dernièrement, on a surtout joué La vie de Galilée dont la dimension historique peut rassurer sur ce qui serait une évidence de distanciation temporelle…
Audace, que d’oser dire des textes de ce monstre théâtral. Assise sur un tabouret et accompagnée d’un accordéon, Ariane Ascaride relève le défi avec la collaboration artistique de Patrick Bonnel et la musique de David Venitucci. Comble de l’audace, on intitule le spectacle « Du bonheur de donner ». Le théoricien de la distanciation peut-il être abordé à partir de cette formule généreuse, naïve, voire morale ? Du Brecht, ça devrait être retenu, ne pas se donner mais être mérité par un effort de saisie de sa subtilité, non ? Pas sûr et le titre du spectacle est de Bertolt Brecht (1898-1956) lui-même, titre d’un de ses poèmes : « Le plus grand bonheur, mais c’est donner / A ceux dont la vie est plus dure / Et, léger, de ses mains joyeuses, / Distribuer les beaux présents. »
Disons-le sans ambages, la géniale actrice pleine de chaleur et de lumière du sud qu’est Ariane Ascaride s’entend à merveille pour nous faire l’immense cadeau de ce Brecht inattendu ! Notre plus grand bonheur c’est d’écouter vivre, remuer, rire, pleurer ou chanter les textes du dramaturge intelligemment rassemblés par la comédienne. Au fil des poèmes, chansons, extraits théoriques ou de pièces, nous parcourons en pensée une vaste collection de thèmes dessinant le paysage mental de l’auteur allemand : pauvreté extérieure et richesse intérieure, partage de l’abondance et non de la misère, solidarité de cœur, entraide, curiosité du monde et des autres, amitié et joie et bien sûr l’art dramatique, un théâtre dévoué à l’humanité, sans oublier la lutte pour la justice : « Celui qui se bat peut perdre, celui qui ne se bat pas a déjà perdu. » et « Qui renonce à son droit laisse pourrir le droit. »
« Du bonheur de donner », n’est-ce pas une formule étrange ? Généreuse, tournée vers autrui certes mais le bonheur dont il est question dans l’expression atteint celui qui donne, le donneur pas le receveur même si le sien existe aussi. Drôle de tension qui suggère que dans l’altruisme il y a un plaisir pour soi et qu’il ne convient ni de le gâcher ni de le cacher ! Confirmation sur scène : Ascaride et Venitucci rayonnent de bonheur de nous donner ce Brecht-là, de s’adonner à cet auteur si surprenant de gaîté, d’humour et de sensibilité dans l’échantillon qu’ils nous offrent de son œuvre. Il y a tout dans Brecht, le pathétique comme le comique, le tragique du politique et la comédie de la vie ou l’inverse. « La petite chaloupe / Va sombrer dans les profondeurs : / Trop de naufragés avides / S’agrippent à ses bords ».
Et la distanciation alors ? On y vient mais il faut passer par la dialectique (au sens marxiste) comme beauté théâtrale : « Le théâtre est capable de faire de la dialectique une jouissance. Les surprises que réservent l’évolution logique, progressive ou saccadée, et l’instabilité de tous les états de choses, l’humour des contradictions, etc.., ce sont autant de plaisirs que procure la vitalité des hommes, des choses et des processus et ils rehaussent l’art de vivre en même temps que la joie de vivre. Tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts, l’art de vivre. » C’est aussi singulier que vrai !
La distanciation… On a oublié ou pas vu que c’était d’abord une esthétique, au sens étymologique une sensibilité, une conception du plaisir artistique (ou de la beauté) reposant sur les sens. Le dramaturge est clair sur ce point, il veut que son théâtre fasse vivre et ressentir les contradictions du monde (sa dialectique) et pour cela il faut affecter le public diversement, contradictoirement, mettre dans le texte, le jeu et la mise en scène à la fois de l’identification et de la distance, c’est seulement ainsi que le théâtre peut devenir critique et amener à une réflexion sur les questions sociales. Si l’acteur est le personnage tout en faisant voir qu’il ne l’est pas, alors le spectateur verra le personnage non comme une personne, un support identificatoire, mais comme le reflet d’une situation sociale travaillée par le rapport aux choses et la relation aux autres personnages. On comprend alors que jouer distancié et s’identifier avec, sont pour le dramaturge du peuple « deux processus antagonistes qui s’unissent dans le travail du comédien. » (Petit organon pour le théâtre, 1963).
Sur scène, Ariane Ascaride réussit la prouesse d’être complètement dedans, devenant la voix, le corps, les clins d’œil des textes choisis et, en même temps, restant elle-même : une actrice talentueuse qui en faisant parler Brecht, nous parle aussi de notre monde actuel. Une comédienne connue de tous qui assume elle aussi son engagement et qui, au faîte de son art, nous fait sentir et réfléchir d’un même mouvement. « J’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait : émigrants / Le mot veut dire expatriés ; mais nous / Ne sommes pas partis de notre gré ». Avec elle, l’accordéon libre et inventif de Venitucci nous offre des accords et articulations qui nous emportent dans un cortège d’émotions sans jamais nous bercer d’illusions, en nous surprenant, retournant et accrochant sans cesse. « Il faut d’abord donner à tous les pauvres gens / Une part du gâteau pour calmer leur fringale. / Car de quoi vit l’homme ? De sans cesse / Torturer, dépouiller, déchirer, égorger, dévorer l’homme ! / L’homme ne vit que d’oublier sans cesse / Qu’en fin de compte il est un homme. »
Connaissez-vous le Brecht de ce Bonheur de donner que nous avons eu le bonheur de recevoir de la voix d’Ascaride et des mains de Venitucci ? Allez accueillir à cœur ouvert cette offrande de théâtre et d’idées !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des Champs, Paris 75006. Du 11 janvier au 5 mars 2023, du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 16h. Informations et réservations : 01 45 44 57 34 et https://billetterie-lelucernaire.tickandlive.com/evenement/du-bonheur-de-donner
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu