Ce qui est chouette avec cette pièce phare de Molière, c’est qu’il n’est pas besoin de résumer l’histoire. Universellement connue, elle a donné naissance à un archétype humain et l’on parle d’un Dom Juan comme on dirait… un Tartuffe ! Nous devons vraiment beaucoup à Molière qui avait lui aussi une certaine dette envers des auteurs espagnols du siècle précédent puisque son Dom Juan ou le Festin de pierre était comme chacun sait une libre adaptation du Burlador de Sevilla de Tirso de Molina.

Un archétype, cela se décline à l’infini selon les contextes ou les époques. C’est bien ce que fait Tigran Mekhitarian en faisant monter Dom Juan sur les tréteaux du hip-hop. Il en résulte une formidable battle contre Dieu, la morale et ses hypocrites défenseurs. Les codes langagiers, musicaux et vestimentaires de la culture des cités sont mobilisés avec mesure et pertinence. Une lecture adéquate à la largesse de vue du personnage éponyme de la pièce.

En effet, Dom Juan n’est bien sûr pas un rappeur mais il en a la liberté de ton, l’audace verbale et le goût de se jouer des normes. Ce libertin de mœurs et d’esprit ne respecte pas le mariage (sacrement catholique) et ne croit qu’en « 2 et 2 sont 4 et 4 et 4 sont 8 » (sacrées mathématiques !). Dom Juan est sur une trajectoire de vie qui ne peut s’inverser ou s’arrêter sinon par la mort. Le rap moliéresque de DJ ne fait aucune concession aux bonnes mœurs ou à la peur. Il pousse la logique hédoniste, l’esprit de subversion et le désir émancipateur jusqu’au point de révéler la propension criminelle de ses adversaires obscurantistes. Dom Juan triomphe puisqu’il ne renonce jamais, sa fin ne signe pas celle de sa posture philosophique qui sera bientôt celle de tout le siècle suivant.

D’aucuns se scandaliseront peut-être du remplacement de la tabatière du prologue de Sganarelle par un joint…

Mais quel est le sens de cet étrange éloge du tabac qui ouvre la pièce sinon que d’inviter à un plaisir transgressif ? Le tabac était une nouveauté au 17e siècle. Arrivant en Europe par Amsterdam, sa consommation donnait lieu à une large réprobation avec des arguments de santé physique et mentale ou de bienséance. Sans confondre les substances, on peut noter que le cannabis reste aujourd’hui, en France, un produit interdit et l’on fait de ses consommateurs des délinquants alors même que sa consommation ne cesse de croître dans le pays. Pourquoi ne pas nommer obscurantisme l’obstination de nos gouvernements à pérenniser sa pénalisation ainsi que tous les maux sociaux, sécuritaires et sanitaires qui découlent de cet interdit hypocrite? Alors, tabac ou cannabis ? A-t-on oublié la censure culturelle dont la pièce fut l’objet ou que le premier éditeur à la publier sans coupures, en 1683, fut un libraire d’Amsterdam ? Pour Dom Juan, c’est la libre jouissance érotique qu’il s’agit de défendre comme des plaisirs à consommer sans modération. Sachons entendre le message subliminal que nous envoie Molière par la bouche de Sganarelle : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend [de la liberté d’aimer], de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac [le plaisir érotique] inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. »

Saluons donc le Dom Juan Mekhitarian qui sublime le Tenorio en poussant sa liberté jusqu’au phrasé de son discours empreint de la fougue du rap, de son flux nerveux et de ses effluves pathétiques. Depuis le début de son travail de reprise de l’œuvre de Molière en 2016 avec Les Fourberies de Scapin, Tigran Mekhitarian poursuit le projet de faire connaître cet incontournable auteur, sa langue et les enjeux de ses pièces dans les banlieues, à une jeunesse plus tentée par les séries et les chaînes YouTube que par les salles de théâtre. Lors de la première, la salle du Théâtre Noir du Lucernaire était comble et conquise avec un public jeune et complice. Il faut dire que la Compagnie de l’Illustre Théâtre (une réincarnation ?) joue avec l’énergie du street art. Le théâtre de tréteaux qui fut celui la troupe homonyme et première du nom créée par Molière et Madeleine Béjart en 1643 n’était-il aussi de l’art de rue ? Il se produisait plutôt en lieux clos, comme l’est Le Lucernaire qui abrite cependant des pavés, une fontaine Wallace, un réverbère et un banc public, mais aussi dans des foires.

Bien évidemment un tel metteur en scène ne peut manquer de se faire acteur. Tigran Mekhitarian devient alors un Dom Juan sanguin et sensuel, imprimant à la tragi-comédie de JBP une double dimension de tendresse érotique et d’urgence à vivre librement sans crainte du jugement, le Dernier ou d’autrui. Théo Askolovitch remarquable dans son spectacle autobiographique 66 jours actuellement repris au Théâtre des Béliers Parisiens, joue avec aisance et brio un Sganarelle à la fois sympathique et versatile. Tout en étant le pote de son maître avec qui il checke volontiers, il n’en reste pas moins opportuniste, hypocrite voire enclin à la traîtrise, soumis à la norme dominante et aux plus forts. Ses « gages » ? Les mérite-t-il au moins? Marie Mahé incarne superbement toutes les femmes de la pièce avec une détermination et une présence physique qui fait écho au rééquilibrage actuel du féminin vis-à-vis du masculin. Enfin, Arthur Gomez parvient avec audace, facétie et surprise à incarner tous les autres personnages d’hommes.

La mise en scène donne toute sa place au drame mais sans s’interdire des moments de farce. La scénographie minimaliste est d’une efficace simplicité. Elle met en relief les personnages et le texte sur fond d’esthétique street art : le décor se réduit à un maxi-pochoir violet montrant dans sa partie haute un œil qui observera tout le drame jusqu’à la sentence finale et dans sa partie basse un corps supplicié qui la préfigure… N’oublions pas la musique ! Le rap utilisé en fond sonore ou en accompagnement de tirades slamées ne manquera pas de scandaliser des puristes attardés. C’est qu’ils n’auront pas saisi les échos intemporels entre le phrasé de cette poésie de rue et la rythmique du texte de Molière ou encore entre les questionnements moraux du rap et la dimension surmoïque de la pièce symbolisée par la figure du Commandeur.

Audacieuse et inévitable, cette dérangeante, géniale et tonique mise en scène de Dom Juan est un grand moment de théâtre, un vrai don géant – superbe cadeau d’anniversaire à un jeune aïeul de 400 ans !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des Champs, Paris 75006. Du 12 octobre au 4 décembre 2022, du mardi au samedi à 20, le dimanche à 17h. Informations et réservations : 01 45 44 57 34 et https://billetterie-lelucernaire.tickandlive.com/evenement/dom-juan

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