De ce prédateur qui n’aime rien tant que séduire, mentir, accumuler les conquêtes pour les jeter après consommation, qui ne craint ni père, ni Dieu, tout a déjà été dit. En mettant en scène la pièce de Molière écrite en 1665, juste après le premier Tartuffe en trois actes et avant celui de 1667 en cinq actes, qu’elle avait montée il y a trois ans dans Tartuffe Théorème, Macha Makeïeff s’intéresse à cette figure du transgresseur qu’est Dom Juan, comme l’était Tartuffe. Véritable prédateur, Dom Juan n’écoute que son plaisir, promet le mariage à « tout le genre humain » pour arriver à ses fins, ainsi que le dit son valet Sganarelle, se moque de ses créanciers comme des petites paysannes qu’il veut glisser dans son lit, au nez et à la barbe de leur fiancé. Il est prêt à tout. Il ne craint ni la vengeance de la famille d’Elvire, qu’il a enlevée du couvent pour l’épouser avant de l’abandonner d’un même élan, ni son père disant « sa honte de l’avoir fait naître », ni même Dieu, puisque pour lui le ciel est vide. Face à lui, ou plutôt à ses côtés, son valet Sganarelle à la langue bien pendue, fasciné et séduit, tente de faire entendre la voix de la raison à ce maître lancé dans une fuite en avant mortifère, tout en n’oubliant pas sa place de valet qui l’oblige à une certaine prudence.

Macha Makeïeff fait de Dom Juan un libertin emblématique du XVIIIème siècle et on ne peut que la suivre. Mais elle est moins convaincante quand elle en fait un homme sans cesse empêché, rejeté par sa classe et sa famille. Elle l’enferme dans un seul lieu, chez lui, où se succèdent les visiteurs importuns, son créancier, son père, les frères d’Elvire et Elvire elle-même. Le problème est que Dom Juan n’est pas si empêché que cela. Son créancier ? Il l’embobine comme d’habitude, tout comme les frères d’Elvire. Son père ? Il s’en moque avec le plus parfait cynisme prenant le masque du libertin repenti. Les petites paysannes ? Elles sont fascinées et ne doivent leur salut qu’au contretemps provoqué par leur face à face imprévu. La mort en la personne du commandeur ? Il envoie son valet la provoquer.

Par ailleurs, en ce début de XXIème siècle, la metteuse en scène ne pouvait que s’intéresser au sort des femmes dans la pièce. Des comédiennes, abandonnant leur rôle, esquissent parfois quelques pas de danse ou chantent, ce qui paraît superflu. Par contre Macha Makeïeff donne toute sa force au personnage d’Elvire très bien interprétée par Irina Solano. Quand elle vient lui demander des comptes, Dom Juan lui oppose un silence destructeur, lui signifiant bien qu’elle n’est plus rien pour lui. Mais dans la seconde entrevue, lorsqu’elle dit qu’elle en a fini avec son désir charnel pour lui, qu’elle ne vient que pour lui demander de changer de vie pour se sauver, c’est elle qui lui tient tête et se libère, alors même qu’il paraît retrouver un peu d’appétit pour elle.

Xavier Gallais campe un Dom Juan fatigué de son personnage, comme le veut Macha Makeïeff, mais qui, comme le peint Molière, reste un monstre d’égotisme, prédateur attaché à son seul plaisir, aristocrate jusqu’au bout des ongles dans sa façon de se moquer de son créancier ou du paysan qui l’a sauvé et dont il s’apprête à séduire la fiancée, insolent envers tous, son père, sa femme, Dieu même. L’acteur n’est pas seulement maître du langage, il l’est aussi des silences dans lesquels il fait passer toute la cruauté et la perversité de Dom Juan.

Loin des portraits de benêts faits parfois de Sganarelle, Vincent Winterhalter apparaît comme le miroir de Dom Juan, insolent et ironique, fasciné par ce maître dont il tente pourtant, dans la mesure de ses moyens, de corriger les outrances. C’est lui qui ouvre la pièce avec maestria avec l’éloge du tabac. Sa langue fourche sans cesse le menant de « tabac » à « théâtre », puisque derrière le tabac c’est d’un éloge du théâtre qu’il s’agit. C’est lui aussi qui la clôt en se lamentant sur ses gages perdus avec la disparition de son maître. L’acteur sait à la fois respecter le comique du personnage tout en en faisant paraître la complexité.

Même si l’on peut émettre quelques réserves, il faut aller voir ce Dom Juan, une pièce magnifique servie ici par d’excellents acteurs.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 19 mai au Théâtre de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu

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