Il est difficile pour un enfant d’être dans la projection de ses parents. C’est encore plus difficile quand un père veut faire de son fils le clone d’une idole du foot, un certain Maradona. Et cela commence dès la naissance de l’enfant qui survient le jour de la finale France-Brésil de la Coupe du Monde 98. Pourquoi pas l’appeler Zinedine ? Ce sera finalement le prénom mythique de l’idole en question, Diego ! Un peu comme si à la naissance, un père humain assignait à son fils nourrisson la mission de s’élever à la hauteur d’un dieu. Peut-on survivre psychiquement à une pareille injonction ? Ce ne peut être qu’à condition de la détourner, de ruser. Diego va tenter d’y échapper par une voie qui, tout en étant celle d’une performance, offrira la possibilité de jouer non pas « à son poste », mais potentiellement tous les rôles ; de ne pas rester sur le « banc de touche » ou les coulisses, mais d’être sur la « feuille de match », sous les feux de la rampe. Cette solution, le petit Diego en aura l’intuition dès qu’il verra qu’avec les crampons, il n’a pas trouvé chaussure à son pied. Il verra surtout la carrière des planches comme la possibilité d’éviter les injonctions asphyxiantes à la virilité, lui qui hésite entre Jude et Jade.

Après tout, le Diego des stades avait quelque chose d’un artiste, pas seulement dans ses dribbles époustouflants mais dans son aptitude à sublimer la triche en un mensonge génial qui le mettait sous la tutelle d’une divine providence. On pense bien sûr à ce fameux quart de finale de la Coupe du Monde 86 entre l’Angleterre et l’Argentine. Le petit homme bleu de l’albiceleste mit le premier but d’un coup de poing simulant une tête sans qu’aucun des arbitres ne le voit ni sanctionne ! Cette « Mano de Dios » fit le tour de la terre et grandit encore la légende paradoxale de Maradona. Le comble étant que le même Diego donna victoire et fierté à son pays par un second but magistral ! Le petit Diego de son papa n’avait pas d’accointance avec le dieu du ballon rond mais connaissait par cœur les commentaires télévisuels de ce match d’anthologie que le paternel se passait en boucle, histoire de combler le vide par la vidéo. Connaissance biberonnée qui devint le joker de sa carrière d’acteur débutant lors d’un concours pour un école d’art dramatique parisienne.

Loin du jeu d’équipe à onze, c’est seul en scène que Hugo Randrianatoavina incarne l’autre Diego, pas le joueur roublard, dieu du gazon mais le comédien saltimbanque. Pour autant, sur scène, la dimension sportive est bien présente. Jogging, tee-shirts et baskets, mais aussi tapis de training sur lequel se fait l’ouverture du spectacle. Une dépense surprenante d’énergie de l’acteur disant son texte et jouant tout en courant, faisant roulades et roues sur lui-même… Rarement la performance théâtrale rejoint à ce point celle physique ! Au-delà ou plutôt à travers ces effets, c’est bien une histoire avec des accents dramatiques ou comiques qui est déroulée sur le plateau. Une histoire qui touche à l’universelle question de la difficulté à devenir soi, à sortir de la gangue parentale qui nous enveloppe de désirs hétérogènes finissant par influer sur nos vies comme des fantômes. Comment faire pour que les spectres de nos existences ne deviennent pas des boulets de bagnards ?

En même temps, cette histoire singulière est une réflexion sur la nécessité qu’a un enfant d’être regardé par un désir parental. Ce regard projeté nous poursuit sur les scènes de la vie adulte, par exemple sur le gazon des stades où même les plus grands joueurs ont besoin d’être regardés-aimés pour performer ; ou encore sur le plateau d’une salle de spectacle où le regard fait exister le jeu théâtral dans sa pleine et vraie dimension – théatron. « Quand on regarde, c’est un peu comme si on faisait » nous dit Diego, un peu comme si dans tout regard authentique il y avait un désir d’acte ou d’être… Pulsion scopique et identification… « C’est comme papa qui regarde Maradona ». Dans Diego, l’enfant regarde le père regarder son idole et cela finit par le libérer du regard du père, à le faire devenir adulte, fils mais autre.

Ce texte est d’ailleurs une histoire de relais, une co-écriture, un sport d’équipe puisque le metteur en scène, Barthélémy Fortier est allé trouver l’auteur Alexandre Cordier, avec son idée. Il ne leur manquait que leur Hugo-Diego… Un projet qui n’était pas du tout celui d’un fan de foot mais plutôt un projet sur nos spectres. La compagnie Ce soir-là, c’était la neige nous offre une belle occasion de méditer sur nos existences, un peu comme lorsque nous regardons par la fenêtre la neige tomber.

Aller voir Diego, c’est ne pas voir que Diego. Ce spectacle nous rappelle que croire en une idole, c’est d’abord désirer croire en soi-même. On va au théâtre aussi pour se regarder.

Jean-Pierre Haddad

Avignon – Off Théâtre de la Reine Blanche, 16 rue de la Grande Fusterie. Du 7 au 25 juillet 2023, à 16h45. Relâche les 12 & 19 juillet. Informations et réservations : 04 90 85 38 17 https://indiv.themisweb.fr/0564/fChoixSeance.aspx?idstructure=0564&EventId=363&request=QcE+w0WHSuAkSQcRYa88s8uxfI7h/xpcIHVUZhCwTj1Qx3MEd+IUgPD2PqociAoVYl6BDWk4B2o=

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