Comment faire spectacle du malheur humain ? Comment ne pas montrer le désastre des guerres avec les violences aux civils qui les accompagnent comme une fatalité ? Comment représenter les détresses de nos frères et sœurs humains.es en proie aux bombes, à la faim, à la maladie et désormais aux dérèglements climatiques ? Comment mettre en scène la dévastation du monde humain sans indécence, obscénité ou voyeurisme ? À côté de l’impossible du réel se pose la question du possible de l’art.

« On ne sait pas ce que peut un corps » disait Spinoza (1632-1677), philosophe de la Puissance d’agir. Dans l’humanitaire, on ne sait pas ce que peut un corps meurtri quant à son effort de survie. On ne sait pas non plus par avance ce que peut le corps du sauveteur ou du médecin mis en situation de devoir se dépasser, inventer, risquer pour aider l’autre corps à survivre. Dans l’ordre de l’humain, le possible et l’impossible ne sont pas des catégories absolues mais relatives. Si un carré ne peut pas avoir trois côtés, un médecin face à quatre enfants grièvement blessés et ne disposant que d’une poche de sang à transfuser devra résoudre le dilemme par une solution qui loin d’être idéale (sauver les quatre enfants) saura au moins être la seule pertinente et raisonnable.

Avec cet exemple et d’autres récits encore ayant chacun sa complexité, Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues nous met devant un inévitable questionnement sur les limites de l’entraide humaine mais aussi sur notre projet de faire humanité car, si on suit encore cet autre portugais d’origine qu’était Spinoza, notre espèce n’est pas définie par une essence figée, sa nature est en devenir.   

Les humanitaires sont des hommes et des femmes qui loin de tout spectacle, sur le théâtre de catastrophes diverses œuvrent au quotidien dans la réalité brute et souvent brutale de cet impossible relatif et finalement mesurable. En un geste de théâtre magistral, courageux et beau ce spectacle leur donne droit de scène, droit à une représentation publique qui est autre chose que la consommation boulimique d’images vomies par des médias vénaux ou assoiffés de malheurs à exhiber. Il faut saluer Tiago Rodriguez qui, comme Claude Lanzmann en son temps dans son film Shoah (1985), a trouvé la meilleure façon de représenter dans une fiction théâtrale documentée les drames de l’humanitaire : dire sans rien montrer, en parler sans images, faire témoigner par la parole, émouvoir par le régime des tensions et scansions, donner à entendre plus qu’à voir, donner éventuellement à imaginer mais non à consommer.

Sur scène, quatre personnages engagés « dans l’humanitaire » comme on dit. Parité de genre et de costumes subtilement conçus par Madga Bizarro : tous en pantalons et chemises ou chemisiers avec une distribution chromatique sobre, non-recherchée ou recherchée dans le but de signifier l’absence d’intérêt vestimentaire de ceux qui les portent. Les personnages, sans en être complètement, s’adressent à tous ceux qui voudraient faire ou voir un spectacle sur l’humanitaire. Adrien Barazzone, Beatriz Bras, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoumov, interviennent à tour de rôle dans une parole forte, passionnée, parfois chorale pour raconter des expériences humanitaires aux quatre coins du monde. Ils le font sans jamais nommer les lieux et les personnes, en nous parlant simplement du « monde du possible », le nôtre et du « monde de l’impossible », celui où ils sont appelés « en mission ». L’impossible est potentiellement partout et il est toujours plus facile de passer du premier au second que l’inverse ! Les humanitaires le savent bien : « On ne change pas le monde quand on est humanitaire, le monde change mais on ne peut pas le changer, c’est un paradoxe ». Du pathos ? Non mais de l’émotion, de la souffrance dite sans étalage : « Souffrir c’est humain ce qui est inhumain c’est ne pas souffrir. »

« On fait du théâtre, c’est un fait. C’est une partie de la nature humaine, de notre présence en tant qu’espèce sur la planète. » soutient Tiago Rodrigues. Dès que les premiers humains ont parlé, ils se sont créés une scène intérieure que la philosophie appelle « représentation » (comme au théâtre) ou bien « conscience ». En même temps se constituait une scène sociale faite de conventions avec des rôles à tenir (comme au théâtre), puis une scène symbolique avec les premières fêtes religieuses ou mises en scène du pouvoir… Si donc le théâtre est consubstantiel à l’humain, il serait quand même surprenant qu’une activité aussi humaine que le secours aux autres ne puisse être à son tour représentée, jouée. Encore fallait-il concevoir la bonne façon de le faire, sa possibilité artistique.  

Plus le spectacle avance et plus les limites de l’impossible reculent dans notre perception façonnée par des récits rythmés par la batterie furieuse de Gabriel Ferrandini. Une partition magnifique qui prend le relais de la parole quand elle touche aux frontières de l’indicible. Autour, derrière puis au-dessus des acteurs, la superbe scénographie évolutive de Laurent Junod, Wendy Tokuoka et Laura Fleury donne à voir le dehors puis le dedans d’une grande toile à plusieurs chapiteaux, marabout de stockage, hôpital de campagne ou tente de bédouin. Les lumières rasantes puis éblouissantes de Rui Monteiro accompagnent ce passage de l‘extérieur à l’intérieur qui illustre l’approfondissement du propos et, osons le dire, de la problématique. En effet, si la question est creusée, le final nous laisse devant une béance emplie du seul rugissement des tambours, cymbales et gongs – démesure du possible théâtral.

Aller entendre et voir cette mesure de l’impossible, ce n’est pas seulement être au spectacle, c’est sentir et prendre la mesure du drame humanitaire.

Jean-Pierre Haddad

Odéon – Ateliers Berthier 1 rue André Suarès, Paris 17e. Du 20 septembre au 14 octobre 2022, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâche lundi. En français, anglais et portugais, surtitré en anglais et en français. Informations :  01 44 85 40 40. Réservations : https://billetterie-en-ligne.theatre-odeon.eu/selection/event/seat?perfId=10228513751508&productId=10228504516952&lang=fr

Tournée 2022-2023 : 19 – 22 octobre, aux Célestins, Théâtre de Lyon ; 15 – 16 novembre, Malraux, scène nationale Chambéry Savoie ; 26 – 27 novembre, Teatros del Canal – Madrid ; 6 – 9 décembre, Théâtre Dijon Bourgogne – CND 14 ; 15 décembre Espace Pluriels, Pau ; 24 – 25 janvier, Bonlieu scène nationale, Annecy ; 1er – 2 février Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne ; 9 février ; Le Préau, centre dramatique de Normandie, Vire ; 16 février Théâtre du Jura, Delémont ; 17 – 19 mars National Theater & Concert Hall, Taiwan ; 25 – 26 mai Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale ; 31 mai – 3 juin ; TnBA – Théâtre national Bordeaux-Aquitaine ; 15 juin ; La Filature, scène nationale de Mulhouse

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