Une performeuse admire Ingmar Bergman, metteur en scène et cinéaste assez génial mais tout de même mort en 2007 sur l’île de Färö en mer Baltique. Angelica Liddell aimerait être sa énième compagne et c’est possible puisqu’il est mort. C’est donc aux noces d’Ingmar et de Angelica que nous sommes conviés, noces funèbres, noces ne pouvant déboucher que sur la mort, comme dans les tragédies : « Elle quitte la scène et se tire une balle dans la tête » Vraiment ?! No comment. Avant d’arriver au final, la dernière épouse post-mortem de Bergman entend bien réhabiliter l’art du théâtre, sa liberté sans limite, ses audaces, ses outrances, ses excès qui n’en sont pas puisque tout est fiction sur la scène – qui en sont quand même et c’est tant mieux, preuve qu’au moins une liberté totale subsiste quelque part ! L’espace et le temps de la représentation permettent tout, toutes les actions, toutes les images, tous les mots. La performance née de l’art dramatique élève la liberté de jeu à la puissance dix (ou plus). Il suffit d’une scène, conventionnelle ou non. Celle de la Cour d’Honneur, pas si convenue que cela, offre davantage de possibilités de transgressions libres ; plus de corps s’y déployant et plus de public susceptible d’y croire – ceux qui n’y croient pas partent ou rongent leur frein en silence jusqu’à la fin pour se répandre en invectives ensuite, gens des passions tristes.
Si l’art est libre, le public l’est aussi, la critique aussi. Pas une liberté de la volonté petite-bourgeoise et illusoire. Une liberté de la nécessité avec ses multiples causes déterminantes mais qui sait vaincre les contraintes extérieures (concept spinoziste). Après tout, Angelica Liddell est poussée-portée par sa passion bergmanienne. Sans l’avoir choisie, elle y consent, s’y trouve et en fait un travail, une œuvre. Sa liberté consiste à aller au bout de son désir avec tout ce que son corps-esprit et sa profession peuvent lui offrir comme ressources. Le public est libre de venir, de payer, de rester ou du contraire de tout cela, libre et lui aussi déterminé par toutes sortes de causes. Enfin, la critique est « libre », elle aussi y compris de ne pas saisir l’œuvre. Il y a la critique de goût, elle est maigre mais honnête quand elle s’en tient au plaisir ou au déplaisir. Il y a la critique normative, orthodoxe, pétrie de préjugés et d’approximations… Il y a aussi la critique au sens philosophique quand on examine un système ou une thèse. Tout en étant engagé, rendre compte de la chose et de ses enjeux et surtout de ses limites, des frontières étroites entre lesquelles se tient une idée ou une œuvre et qui lui donnent sa vérité. Le problème étant que plus une œuvre est forte, libre, intelligente, profonde, plus ces contours sont ténus et celui qui a une faible vue ou manque d’équilibre, bascule emportant à tort l’œuvre avec lui. Il rate le tracé, zigzague et tombe à côté !
Mais revenons à Dämon, à ce rituel démoniaque à l’ammoniaque. Démon de Liddell ou de Bergman, de l’un par l’autre. La performeuse connaît bien la vie et la mort (au sens d’absence) de Bergman. Elle raconte que le maître avait des démons qu’il éloignait de lui le matin en allant se promener sur son île et qu’il domptait par le travail ensuite. Le soir, les vilains revenaient. Dans la culture chrétienne, « démons » évoque des forces négatives. Dans la tradition grecque antique, le daïmon est un être mi-divin mi-humain, comme Éros. En cela, un daïmon est doté d’une puissance d’agir ou de penser (comme chez Socrate) ou encore de création, hors du commun. Les démons de Bergman comme ceux de Liddell – sous un certain angle les deux ne sont qu’un ; ces démons sont tout autant leurs forces inspiratrices, leurs contenus imaginatifs qui se donnent à eux d’abord sous la forme d’envahisseurs ensuite sous celle de serviteurs, une fois domptés, non sans affres ni luttes. Les démons de Liddell la hantent : angoisse de la mort, de peur de la déchéance du corps, son besoin de religiosité, d’amour inconditionnel ; démons qu’elle domine parvenant à les extérioriser sur scène. Elle performe en première personne. Il y a quelque chose de l’exorcisme de soi dans cet auto da fé, « acte de foi » et de feu de cette Angélique-là.
Elle le fait et d’une belle manière puisque la mise en scène est somptueuse, digne d’un grand cérémonial – papal bien sûr ! Quelle pompe, à la fin ! Funèbre et émouvant moment que celui où le vrai-faux cercueil de Bergman est amené avec solennité au centre de la grande scène rouge sang de la Cour d’Honneur. Angelica lui déclare son amour, un ange passe. D’aucuns diront « mais avant, c’est pompant ! » Avant, la Cour d’Honneur est aussi celle de l’horreur ! Horreurs sublimées esthétiquement et éthiquement. Horreur des méchantes critiques de théâtre que Liddell se plaît à offrir aux rires du public. (Bergman aussi a croisé le fer.) Horreur ou épouvante de la créatrice face au vide de l’acte créateur, un vide immense qui exige d’être comblé. Angelica en parle avec violence dans son délire démoniaque, elle est inspirée et transportée comme la Pythie d’Apollon, ni sage ni folle mais les deux à la fois. Tout le monde en prend plein l’âme.
Comment faire œuvre, viser la gloire alors même que le vide de la vanité lui, demeure incomblable ? Bergman et Liddell semblent en connaître un morceau sur la vanité de L’Ecclésiaste. Lui, à cause du puritanisme rigoriste de son enfance ; elle, du fait de son passage chez les sœurs – même si le catholicisme invite à une transgression plus jouissive. Mais quelle est la capitale de la vanité ? Le Vatican bien sûr ! Vanitas vaticanas. Bergman se serait inspiré des obsèques de Jean-Paul II pour concevoir le scénario des siennes… Un rang devant moi, deux moines cisterciens assistent au spectacle dans leur robes blanches. À la fin, debout, ils applaudissent.
Ce n’est pas parce qu’on épouse « Vanité des vanités, tout est vanité ! » que l’on va mettre fin à la seule chose qui nous fasse vivre et crever à la fois, l’art et sa gloire. Angelica lit d’elle puis traduit pour nous, sur scène, son grimoire intérieur plein de contradictions, livre d’horreurs et d’honneurs : scatologie, nudité jeune ou décrépite, poésie crue, lucidité aiguë, acuité et stridence du verbe, colère et rage, haines saignantes et AMOUR. Tout un fatras de passions impossibles à vivre mais qui font le carburant de la création. Il y a du Artaud chez Liddell, « Le vrai prix des mauvaises choses ! » ou de la Merde…
Une chose est sure, avec Dämon la performeuse et comédienne espagnole nous offre une grande création. Grande aussi par sa scénographie à l’échelle physique et symbolique de la Cour du Palais des Papes. Des chiottes trônent en fond de plateau, un insolite et inquiétant ballet d’engins roulants d’hôpital le traverse, des costumes bergmaniens flottent au vent d’Avignon, les fenêtres du Palais nous réservant des surprises ! On peut adorer ou ne pas aimer. Dénigrer ? Trop nul car une œuvre est une proie facile. Doit-on chercher à comprendre ? Non, pas un devoir mais un désir ! Désir de comprendre au sens de « prendre avec soi » y compris ce qui n’est pas soi. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » disait le poète Térence. Marx en fît sa maxime. Le Dämon de Liddell chevauche le poétique comme le politique.
Une expérience de théâtre hors du commun ? Expérience en or du comme-un.
Festival d’Avignon, Création 2024. Cour d’honneur du Palais des Papes, Place du Palais. Du 29 juin au 5 juillet 2024. Déconseillé aux moins de 16 ans.
Informations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2024/programmation/damon-348384#section-infos
Tournée : Grec festival de Barcelona (Espagne), du 19 au 21 juillet 2024 ; Teatros del Canal, Madrid (Espagne) ; Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), du 26 septembre au 6 octobre 2024.
Saison 2025/2026 : Théâtre de liège (Belgique).
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