Prologue spectaculaire pour la dernière création de Marion Siéfert : un jeu vidéo occupe toute la largeur de la scène avec son bad-boy entraînant, sur un engin qui circule à la vitesse de la lumière au-dessus d’une cité futuriste, une amazone qui court derrière lui en tirant en rafales. Le jeu est interrompu par le père de Mara, qui l’arrache à sa passion et la ramène dans la vraie vie, autour d’un apéro. C’est à cette vie, un père vigile débordé, une mère infirmière en réa épuisée, deux sœurs qui s’efforcent d’obtenir l’autorisation de partir en soirée, que Mara, treize ans, qui se rêve actrice, veut échapper. Un jour l’avatar qu’elle s’est créé rencontre son partenaire de jeu, Julien, un jeune homme de 27 ans, qui lui propose d’entrer dans le jeu pour y exercer ses talents d’actrice. Il sera son daddy, elle recevra robes, perruques, maquillages si elle accepte d’entrer dans le « game » et arrive à entraîner une « fan base » la plus large possible. Sa fraîcheur, sa sincérité commencent par faire mouche renvoyant celles qui l’ont précédée au rayon des accessoires périmés. L’emprise sur Mara se resserre, Julien révèle son vrai visage de manipulateur et tous les abus sont désormais possibles.

La jeune créatrice Marion Siéfert avait attiré l’attention avec ses précédents spectacles, en particulier _ jeanne_ dark_ pensé simultanément pour le théâtre et pour Instagram. Ce qui semble l’intéresser ici avec son coauteur Matthieu Bareyre, c’est comment le jeu vidéo va noyer l’enthousiasme des adolescents et entretenir, sous une forme séduisante, un patriarcat source de violence de classes et de genres. On pourrait, parodiant Marx, dire que cette irruption des mondes virtuels et autres métavers « brise les liens humains complexes pour ne laisser subsister que le froid intérêt et les dures exigences du paiement comptant», qu’elle a fait de la dignité même une valeur d’échange et qu’elle a noyé tous les grands sentiments dans les « eaux glacées du calcul égoïste ». La scénographie justement nous plonge dans un univers glaciaire avec nuages de brume, bosses de glace et neige qui tombe. Mara va finir par comprendre qu’elle n’est plus dans le jeu qu’un avatar dont Julien est le propriétaire et au-dessus de lui le grand Sugar Daddy.

L’écriture de la pièce tout en ruptures, passant du tragique au comique voire au grotesque, tout comme son propos emportent pleinement l’adhésion. On peut toutefois reprocher à Marion Siéfert d’avoir trop multiplié les séquences de jeu, où références cinématographiques et numéros dansés et chantés allongent beaucoup la pièce (3h et demi). Pourtant il faut reconnaître que c’est souvent brillant et offre aux comédiens des moments de bravoure, comme Jennifer Gold chantant façon Marilyn Monroe dans sa robe moulante à paillettes, My heart belongs to daddy, image hyper-érotisée de la femme. Dans un sommet de provocation, Lou Chrétien-Février s’avance dans la salle et lance à des spectateurs « Vous aimez vous faire sucer ? ». Et puis il y a Mara et Julien rejouant des extraits de films comme le Dracula de Francis Ford Coppola, le virtuel comme un avatar du vampire d’autrefois. Louis Peres incarne Julien, le daddy au magnétisme séducteur et pervers et la toute jeune Lila Houel une Mara, pleine de fraîcheur et d’émotion. Ils sont formidables.

Pièce après pièce Marion Siéfert propose un théâtre novateur qui nous parle du monde contemporain, un théâtre que sous-tend un point de vue politique sur les monstres que peut engendrer la conquête du monde par le virtuel.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 26 mai à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les 11, 14, 18 et 21 mai – Réservations : 01 44 85 40 40 et www.theatre-odeon.eu

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