Le texte admirable d’Edmond Rostand est si célèbre que chacun a une réplique culte imprimée dans sa mémoire. Cyrano de Bergerac, aussi valeureux et courageux bretteur que poète brillant et spirituel, aime en secret sa cousine la belle Roxane, tout en pensant que sa laideur, avec son nez « un cap, une péninsule », le prive à jamais d’amour. Quand Roxane lui demande un rendez-vous, son cœur bat un instant, mais c’est au beau Christian que la demande s’adresse, Cyrano devant seulement servir d’intermédiaire. Christian se sait incapable de manier les mots prêts à séduire une précieuse aussi raffinée que Roxane. Cyrano lui propose alors de la séduire à deux en associant son esprit à la beauté de Christian. La guerre où les envoie la jalousie du Comte de Guiche amoureux de Roxane et la mort de Christian scelleront leur secret.
De Cyrano, on a vu sans se lasser des mises en scènes passionnées où s’allient drame à briser le cœur le plus dur et romantisme le plus exacerbé. La mise en scène d’Emmanuel Daumas cherche à se démarquer de celle de Denis Podalydès, jouée à maintes reprises depuis 2006, mais ne convainc pas pleinement. On démarre avec des cadets qui arrivent de la salle en gilets et caleçons gris, déjà évocateurs de la mort qui va faucher cette jeunesse. Cyrano arrive du balcon sur une corde pour ridiculiser Montfleury, gonflé d’orgueil sur la scène. Pourtant bien vite, la mise en scène, en dépit de quelques moments oniriques, se laisse emporter dans le kitch de décors où le lamé or se noie dans des nuages pastels. On ne se sent vraiment convaincu que lorsqu’on entre dans les scènes du siège d’Arras. Les couleurs et les décors XVIIème laissent place à la fumée du champ de bataille et à la grisaille des lits de fer où traînent, désœuvrés et affamés, les cadets en caleçons et gilets gris. Dans cette atmosphère de champ de bataille, l’arrivée de Roxane, en robe dorée agrémentée de plumes, ayant réussi par son charme à passer tous les obstacles pour venir, en compagnie du cuisinier Raguenau, livrer un festin aux Cadets de Gascogne affamés, apporte un moment de gaîté qui contraste avec le tragique de la situation. Dans la scène finale, le décor du monastère où s’est retirée Roxane évoque les béguinages des peintures hollandaises. Son côté paisible tranche avec le tragique de la dernière rencontre entre Cyrano et Roxane. Il sait qu’il va mourir et Roxane comprend, trop tard, que plus que la beauté de Christian ce qu’elle aimait c’était l’esprit et la verve de Cyrano, son panache.
Emmanuel Daumas a réduit la distribution à douze comédiens et comédiennes. Jennifer Decker, seule femme de la distribution, incarne une Roxane qui passe de la coquetterie de la précieuse à l’amoureuse passionnée puis à la femme grave de la maturité. Yoann Gasiorowski a le charme de Christian. Il en a la naïveté et la séduction, sait se rebeller contre le rôle que lui fait jouer Cyrano et devient émouvant quand, ayant compris que c’est de l’esprit de Cyrano que Roxane est amoureuse, il le pousse à déclarer son amour. Laurent Stocker donne de la grandeur au personnage de Ragueneau, cet amoureux des lettres devenu cuisinier. Laurent Lafitte est un peu trop lisse dans son interprétation de Cyrano. Si on sent bien la fragilité du personnage face à Roxane, on l’aurait aimé plus libre, plus insolent.
On est emporté par le texte brillant, par ces répliques qui fusent, ces réparties qui ridiculisent l’adversaire que les interprètes servent bien. Mais on n’arrive pas à être ému aux larmes comme on devrait l’être. La faute à la mise en scène ou à l’interprétation, trop classique, trop en retenue là où on attend de la fougue, de l’imprudence, un engagement total ? Un peu des deux probablement et c’est dommage.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 29 avril 2024 à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris – en alternance, matinée à 14h, en soirée à 20h30 – calendrier et réservations sur comedie-francaise.fr
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