Imaginez le récit de la Genèse mais à l’envers… Non pas l’histoire de ce qui se passe après que la parole ordonnatrice a séparé l’Un primordial, indistinct et confus, en une série de Dualités arbitraires : Jour et Nuit, Terre et Ciel, Haut et Bas et quelques pages plus loin, Homme et Femme ainsi que Bien et Mal. Non pas le récit fallacieux et aliénant de tout cela mais un récit d’avant le discours normé-normatif. Non pas récit du chaos du monde se cherchant un ordre dans l’épreuve risquée du désordre. Plutôt le tâtonnement verbal d’un désir d’histoire collective, d’un besoin de mythe fondateur ou d’une utopie émancipatrice nous libérant de toute hiérarchie et culpabilité. Imaginer cela, ce n’est pas comprendre ou épuiser le sens de croiZades de Sandrine Roche mais y participer, séjourner sur l’îlot politique d’une création poétique ou l’inverse.

L’apparence délirante, absurde et désordonnée du spectacle cache un ordre contenu dans le signifiant même de son titre. Deux parties autour d’un axe tourbillonnant. Ça commence par « croi », une enquête sur la nécessité anthropologique de la croyance, puis ça se déchire par un grand Z, éclair foudroyant ou zigzag causant une sortie de route. Là, dans la fulgurance, un foisonnement d’insultes façon Rabelais ou Capitaine Haddock comme si on voulait vidanger la cuve à merdre du Père Ubu et celle à « mierde » de nos croisés : « Chromosome-Manquant, Péteur, Abribus, Politicard, Mal-Blanchi » ! (Il faut toujours purger l’alambic ultra tuyauté de la croyance collective avant de le faire servir à la distillation d’un nouveau grand récit.) Enfin, ça se poursuit en « ades », comme Hadès dieu des Enfers si on veut mais à condition d’écrire « en faire », car il faut la faire, cette croyance de remplacement et qu’elle soit bien solide, en fer ! Mais pour faire il faut défaire. C’est pourquoi, il sera question d’une certaine pomme, de sa consommation pécheresse et de la culpabilisation qui s’en est suivie jusqu’au trognon, comme on boit sa coupe jusqu’à la lie ou l’on se fait avoir jusqu’à l’os… Le ver était dans le fruit ou encore « le désir fait pas partie de l’état de marche de l’entreprise-nation.» Comment s’en sortir ? Soit dévorer entièrement et allègrement cette foutue pomme, Ève itou Blanche Neige auraient dû y mordre à pleines dents : « Qu’elles auraient mieux fait de se l’engouffrer jusqu’au trognon » ; soit tourner complètement le dos au pommier : « Que plus t’es loin de l’arbre, mieux tu te portes. » Cependant, « Qui c’est donc qu’escrit l’estoire ? Cesluilà qui la conte, ou cesluilà qui l’escoute ? » Question essentielle ou cheval de bataille de la croisade que mène Sandrine Roche et sa bande contre l’idéologie dominante et l’histoire officielle. C’est fou comment la fable d’une innocente morsure dans un fruit interdit a été montée en épingle, exploitée pour assujettir une bonne partie de l’humanité, ceux qui y ont cru sont cuits, réduits en compote ! Naîtra alors l’esquisse en allers-retours et pauses magnétophoniques d’un contre-récit, épopée sauvage et éructante de Raumure la hérote…

Sur scène, souffle un ouragan de liberté. Le jeu est débridé, porteur d’intentions et déroulant un projet mais ouvert à l’improvisation. Les six acteurs ne sont pas des personnages, accompagnés en plateau de trois techniciens ils deviennent des marionnettes sans fils en quête de sens, des explorateurs des tréfonds de l’âme humaine, des déchiffreurs d’une partition à trous. Sandrine Roche a écrit certes, mais elle a surtout entraîné ses complices de la Perspective Nevsky dans son aventure lors de travaux collectifs en résidence. Sans distribution préalable et libres de s’emparer du texte puis de le passer aux camarades, les acteurs-actants font résonner des paroles qui semblent surgir de leurs entrailles. La scénographie libertaire de l’autrice accompagnée d’Erick Priano leur offre un terrain de jeu au sens théâtral mais aussi enfantin, tout y est permis. On y danse presqu’en transe, on y tague des palissades en Street Art coloré et codé, on s’y coiffe de perruques poilues pour retrouver les inspirations de nos ancêtres des cavernes, on y dessine au sol des formes symboliques au moyen d’un terreau noir un peu comme les Indiens Navajos dessinant au sable des diagrammes censés apporter la guérison, celle des malades du pouvoir peut-être, pas celle de la joyeuse folie de cette tribu-théâtre. Croisade contre l’ordre mortifère en quête d’un sain désordre créatif. Léo Ferré n’est pas loin : « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir », donc une sacrée libération d’énergie ! Le théâtre de Sandrine Roche, ce serait le réel moins ses limites… Théâtre joyeusement anarchique et hautement anarchiste. Théâtre expérimental, au sens où l’expérience doit être le principe et pas seulement un premier moment que l’on enfermerait dans un étau théorique. D’ailleurs, le grand récit que l’on recherche sur scène restera scène de recherche. Théâtre brut aussi, comme l’Art Brut en peinture ou sculpture. Enfin, théâtre de la « cruauté »au sens de son génial inventeur : « J’emploie le mot de cruauté dans le sens d’appétit de vie » En effet, pour Antonin Artaud et son double Sandrine Roche, « Il y a une idée du spectacle intégral à faire renaître » (Le théâtre de la cruauté, 1932)

En Avignon, cet été, repartons en croiZade !

Jean-Pierre Haddad

Avec Marion Bajot, Leïla Brahimi, Pedro Cabanas, Sophie Mangin, Alexandre Théry Philippe Didier, Silvia Cimino, Josef Amerveil. Collaboration artistique : Lucia Trotta. Costumes : Sophie Mangin. Chorégraphies : Silvia Cimino

Création 3-4 mars 2022, La Garance, Scène Nationale de Cavaillon. Diffusion 7-30 juillet 2022, Festival d’Avignon Off, Théâtre des Halles


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