Le théâtre de la Reine Blanche, scène des arts et des sciences, était le lieu approprié pour la reprise du texte de Michael Frayn qui connut un grand succès à sa création en 1998 à Londres puis en 1999 à Paris.
En 1941 le physicien allemand Werner Heisenberg rend visite à Niels Bohr, à Oslo occupée par l’armée allemande. Les deux hommes ont été prix Nobel de physique pour leurs travaux sur la mécanique quantique, le premier en 1932, le second en 1922. Le premier fut l’étudiant du second, qu’il considérait comme son père spirituel et ils furent amis. Alors que les plus brillants éléments de la physique théorique avaient dû, parce que Juifs, quitter l’Allemagne pour les États-Unis et Los Alamos, Heisenberg bien que non juif, fut soupçonné parce que travaillant dans un segment de la physique jugé « trop juif ». Défendu par sa mère, amie de celle de Himler, il est resté en Allemagne, pour « préserver l’avenir et la recherche après la guerre » dira-t-il plus tard, et il participe aux recherches atomiques. Niels Bohr, quoique demi-juif est encore libre à Oslo. En septembre ou octobre 1941, leur désaccord sur la date est signe de la distance qui s’est installée entre eux, Bohr a invité Werner Heisenberg à dîner. Qu’est venu faire ce dernier ? Tandis que très vite la complicité du maître et de l’élève retrouve sa force, Margrethe, l’épouse de Niels Bohr, est plus méfiante et ironise. Les deux hommes vont partir pour une promenade, à l’image de celles qu’ils aimaient faire autrefois. Ils reviendront au bout de dix minutes, Niels Bohr semble furieux et la rupture est consommée. Que se sont-ils dit ?
Michael Frayn évoque plusieurs hypothèses. Heisenberg aurait pu chercher à se dédouaner, auprès de ce maître qu’il admirait, d’avoir poursuivi ses recherches sur les réacteurs nucléaires au service du régime nazi ou il aurait pu chercher à favoriser sa propre recherche. Pensant que Niels Bohr avait gardé des contacts avec les physiciens partis aux États-Unis, il aurait cherché à avoir des informations sur l’avancée de leurs recherches ou encore le persuader de les convaincre de ne pas poursuivre leurs travaux. Le livre de Michael Frayn s’appuie sur celui de Robert Jungk, paru en 1957, qui est plutôt favorable à Heisenberg. Or Robert Jungk s’est rétracté trente ans après considérant que Heisenberg l’avait trompé. Heisenberg travaillait sans scrupule sur le projet de bombe allemand, persuadé qu’elle assurerait la victoire à l’Allemagne, ce que confirment des enregistrements réalisés à son insu lors de l’explosion de la bombe américaine à Hiroshima où, avec ses collègues prisonniers, ils évoquent la vexation de n’avoir pas réussi les premiers.
Il reste que la pièce est passionnante. Elle réussit à évoquer, en les simplifiant, des éléments de la recherche scientifique, dévoile que la piste empruntée par Heisenberg ne pouvait le conduire à la mise au point de la bombe, évoque les rivalités entre les équipes scientifiques et les questions morales qui se posent. Heisenberg pense à la grandeur de l’Allemagne. Bohr et son épouse vivent dans un pays occupé par cette même Allemagne et se savent menacés car demi-juifs.
La mise ne scène de Nicolas Vial est astucieuse. C’est du royaume des morts, dans le noir, que commencent à nous parler les trois personnages, avant de se retrouver dans la lumière de la rencontre chez Niels Bohr. Nicolas Vial incarne un Heisenberg avec ses failles, ses doutes, ses faux-semblants. Stéphane Valensi campe un Niels Bohr qui se souvient de sa complicité avec cet étudiant surdoué et de leur longues marches propices à l’avancée de la pensée. On voit ses doutes et la rupture quand il rentre hors de lui de cette dernière marche. Julie Brochen est formidable en Margrethe, à l’ironie intelligente et froide, beaucoup plus lucide que son époux.
Une histoire qui garde toute son actualité.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 21 mai au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris – du mercredi au samedi à 21h, dimanche 2& mai à 16h – réservations : 01 40 05 06 96 ou www.reineblanche.com
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