Le triple seul en scène époustouflant et décapant de Geoffrey Rouge-Carrassat porte en sous-titre : Un mot, ça peut te sculpter une scoliose. Au vu de l’agilité, de la dépense énergétique et de l’engagement physique de l’acteur, metteur en scène et auteur – autre « 3 en 1 » – on comprend qu’aux douloureux et incertains soins kinésithérapiques de son épine dorsale, ce Geoffrey a préféré l’expression corporelle et parlée, la grande santé du théâtre ! Mais comment s’attrapent les scolioses verbales ? Très simple, par le matraquage éducatif et idéologique subis au cours d’une socialisation allant de la famille au monde du travail en passant par l’école. Choix judicieux, car c’est bien droit dans sa posture de comédien cogneur et décoiffant que le comédien ferraille avec tous les non-dits, toutes les culpabilités, toutes les aliénations de ces trois machines à broyer les individus pour s’en libérer et nous avec ! Son arme ? Les mots ! Effet pharmakon des grecs anciens, le remède est dans le poison… Question de dosage et d’usage !

Conseil de classe

Un prof arrive en classe, tendu et préoccupé. Il a des choses à dire aux élèves, non pas un énième cours qu’ils écouteraient d’un quart d’oreille, mais des choses sur la classe, sur ce qui fait d’eux des « élèves », des êtres censés s’élever, s’arracher à une passivité intellectuelle afin de s’émanciper. Mais la salle est vide… Tant mieux ! Le prof va pouvoir enfin dire aux tables et aux chaises ce qu’il pense et ressent, ce que l’on tait d’ordinaire, il va « ouvrir sa gueule » et même « pousser une gueulante ». Geoffrey Rouge-Carrassat qui a lui-même enseigné le théâtre lors d’une résidence d’artiste dans un collège de Montreuil, connaît son sujet et incarne un prof aussi authentique qu’excentrique, libéré pour un temps du règlement intérieur qui discipline les pratiques et les corps. Le décor est strictement réduit à un mobilier scolaire basique mais la belle idée de mise en scène est de le moduler en fonction du discours. La surprise est totale quand nous découvrons que la salle de classe se métamorphose parfaitement en cage aux fauves ! Certes, « La discipline transforme l’animalité en humanité. » disait le philosophe et professeur Emmanuel Kant (1724-1804) mais faut-il en arriver au dressage permanent ? Souvent, d’un cours un peu limite, on dit que « c’était le cirque ». Ici, on franchit toutes les limites et ça reste du théâtre. N’est-il pas fait pour cela?      

Le roi du silence

On connaît tous le jeu enfantin consistant à faire silence en essayant de tenir plus longtemps. Quand c’est le je qui est sommé de se taire, enfermé dans une injonction sociétale et maternelle, il risque la scoliose psychique ! Ne surtout pas dire qu’il préfère les garçons aux filles ! Coming out signifie d’abord « sortie ». À l’occasion de la mort de sa mère, le personnage devient roi de la parole et sort du jeu social en sortant de lui-même. Une longue table massive. À une extrémité, un siège royal style Louis XIV, à l’autre une urne funéraire. Entre les deux, un dialogue enfin possible car mené par un seul des interlocuteurs, le survivant. Tout va être dit, déballé même. À sa mère que le comédien fait parler dans une cocasse imitation de son italianité et qui ose lâcher « Rien ne prouve scientifiquement ma culpabilité », le fils répond à toutes les mères castratrices : « Vous avez tort de donner la vie comme si vous donniez la vôtre ». Le personnage perd au jeu mais gagne au Je ! Vider son sac. C’est peu dire en comparaison de la façon aussi inattendue que fantaisiste dont sera vidée l’urne… Merveilleuse et poétique dispersion. Sur scène, la force, l’énergie du jeu sont proportionnelles à l’enjeu de purgation et d’émancipation personnelle de l’acteur lui-même. Oui, c’est du théâtre autobiographique. Il fallait bien dénoncer « le viol d’une oreille par les mots empoisonnés » et affirmer « le droit légitime de se servir de son corps comme on veut. » Ce roi de la parole libérée sait formidablement bien jouer avec son corps « déscoliogisé », lui faire habiter tout l’espace scénique dans un corps à corps avec lui-même et le décor. Il faut entendre la clameur de ce cri souverain !

Dépôt de bilan

En général, un dépôt de bilan comptable permet à ses dirigeants d’éviter de payer les créances d’une entreprise en faillite. Ici la faillite est celle du dirigeant lui-même. Il paye de sa personne non pas un échec économique, mais un excès de travail, de management sans ménagement, d’investissement improductif de soi dans une « boite » comme on dit – c’est tout dire ! A peine rentré de vacances, ce petit patron retombe dans son addiction à la réussite professionnelle. Son discours névrotique au débit précipité témoigne de son degré d’aliénation. Le crescendo atteint son paroxysme : l’homme pourrait se désintégrer en plein vol comme un avion abattu par un missile. Non, il se tait. Vidé de toute parole humaine, il pousse des cris d’animaux. Privé de toute subjectivité, c’est tel un robot qu’il ira jusqu’au bout de sa folie programmée : détruire symboliquement l’entreprise !

Par son choc esthétique (qui affecte notre sensibilité), la triple et unitaire performance de Geoffrey Rouge-Carrassat renouvelle notre vision critique de trois passages obligés de la vie sociale qu’il faut espérer transformables – quoiqu’on en dise ! On peut voir chaque tableau séparément, mais je recommande vivement de voir les trois à la suite car non seulement il y a une vraie unité de ton, de thème et de jeu mais l’énergie et la charge subversive de chaque pièce sont décuplées par sa résonnance avec les deux autres. On sort lessivé de ce remue-méninge, c’est-à-dire nettoyé – heureux et ivre de théâtre !

Jean-Pierre Haddad

Jusqu’au 23 décembre, aux Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Triptyque intégral : samedi 11, samedi 18, mercredi 22 et jeudi 23 décembre à 16h. Séparément : infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr

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