
Une femme est assise dans la lumière en robe de gaze légère, bottines noires au pied, lunettes de soleil sur le nez. Elle dit apercevoir un homme lisant le journal à l’envers. Cet homme, vêtu de gris sombre et capuche sur la tête se tient à l’opposé, noyé dans l’ombre, monologuant sur ses diverses stratégies pour se rendre invisible. Il s’approche d’elle, dit être topographe ou ingénieur chargé de la démolition imminente des immeubles et usines qui les entourent. Ils vont se parler et à travers le labyrinthe de leurs échanges on va découvrir des bribes de leur histoire. Il est étranger, a laissé une femme et un fils dans son pays, dit que sa femme pense qu’il ne rentrera pas et lui ne sait pas quand il rentrera. Face à celui qui rappelle Ulysse, elle se présente comme un mixte d’héroïnes mythologiques célèbres. Telle Électre elle a enterré le matin même sa mère qu’elle n’aimait pas, telle Médée elle dit sortir de dix-sept années de prison après avoir tué ses enfants, telle Phèdre elle veut le séduire et telle Antigone elle avait un frère que la police a tué, parce que terroriste.
La jeune dramaturge Lluïsa Cunillé nous plonge dans un univers énigmatique et envoûtant. On semble être dans le quotidien, un lieu où on doit détruire des immeubles pour en construire d’autres, un immigré qui y travaille, cherche à se rendre invisible pour éviter les ennuis et espère retrouver son fils. Et pourtant le réel ne cesse de dérailler brusquement. Les phrases s’enchaînent, ouvrant toujours sur un ailleurs, une question, une fiction ou sur un retour inattendu au réel. Finalement qui est cet homme et surtout qui est cette femme ?
L’espace est nu et au début elle est assise sur une pierre dans la lumière tandis que lui est debout dans l’ombre. Ils vont se parler, se rapprocher, danser et aller jusqu’à la violence de la gifle. Ils inverseront leur position avant de finir debout côte à côte, lui du côté de la vie et elle de la mort. Il s’adapte à ce monde où sa femme et son fils vont le rejoindre. Elle fait le choix de s’y opposer farouchement.
Le travail sur la lumière, les bruits et les nappes sonores qui enveloppent les deux personnages contribuent à créer un kaléidoscope mystérieux, un peu inquiétant et envoûtant.
Jean-Noël Dahan, aussi metteur en scène, est Ulysse l’immigré. D’invisible, choix qu’il a fait pour se protéger, il gagne peu à peu la lumière, il s’adapte et se réjouit de retrouver sa femme et surtout son fils. Marie Micla incarne la femme aux identités multiples qu’il a rencontrée sur le chantier. Fantasque, puis de plus en plus profonde, elle s’enferme dans sa radicalité en refusant de se soumettre à ce monde « où règnent l’apathie et la servitude volontaire ». Forte et émouvante l’actrice emporte le spectateur dans le labyrinthe de ce texte qui l’interpelle.
Micheline Rousselet
Du 13 au 30 mars au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris – du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30 – Réservations : 06 60 43 21 13
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